Mon premier contact avec la Bolivie est un douanier sympathique avec lequel je discute pendant un quart d’heure au lieu de remplir mes papiers, et qui enthousiasmé par mon voyage, me facilite la vie en me donnant soixante jours de visite au lieu des trente habituels.
Mon second contact est un policier corrompu qui demande une « contribution volontaire » pour valider mon entrée et qui devant mon manque évident de volonté, exige sans honte un billet, que je ne lui donne pas.
Comme un symbole, je suis confronté dès les premières minutes aux deux facettes de ce pays dans lequel je vais vivre pendant deux mois et demi les meilleurs et les pires moments de mon voyage.
Je ne passe qu’une heure dans l’horrible Villazon, la ville frontière, le temps de m’acheter une nouvelle carte SIM et de constater que je suis bien entré dans un nouveau pays : c’est le bordel…
A la sortie de la ville, je parcours quelques kilomètres vers le Nord et arrive à un embranchement. Tout droit, Tupiza. A l’Est, Tarija, ma destination. Je m’engage donc à droite sur une piste en terre, et me félicite d’avoir acquis un peu d’expérience sur ce genre de route à Iruya quelques jours plus tôt. A vrai dire, je crois que si j’étais venu directement ici, j’aurais abandonné et pris la direction du Nord tant la route s’avère difficile. Etroite, à peu près la largeur d’un camion, et mieux vaut les repérer de loin car quand ils arrivent, ils ne freinent presque pas. Effrayante, car la plupart du temps sur le côté, c’est un précipice de plusieurs centaines de mètres de profondeur qui ne donne pas envie de s’approcher trop près du bord. Technique, avec des montées et descentes abruptes, beaucoup de virages, des changements réguliers de revêtement de sol (gravier, sable, galets…). Je tombe deux fois, sans gravité, mais pas du tout serein…
Heureusement pour compenser, je me retrouve une fois de plus à traverser des paysages incroyables. Entre les cols à 4000 mètres avec panorama à des kilomètres à la ronde et les descentes dans la vallée à la végétation luxuriante, j’en prends plein les yeux.
En fin d’après-midi, le soleil commence à baisser et je décide de m’arrêter dans le village de Yunchara. Première conversation amicale avec des jeunes boliviens qui attendent le bus pour rentrer chez eux. Ils m’accostent rapidement, sympathiques, en casquette, survet, oreillettes. J’avoue qu’ils ne correspondent pas du tout à l’image mentale du villageois bolivien que j’imaginais… différent. Ils me montrent l’hospedaje, et pour mon premier repas, je suis ravi de tester la gastronomie bolivienne, qui plus est faite maison. J’accepte avec plaisir le picante de pansa qu’on me propose. De la paroi d’intestin de vache. Une spécialité nationale très appréciée. Imaginez-vous manger des préservatifs parfum excrément.
Cette nuit là je m’endors le ventre vide.
Le lendemain, je me lève à l’aube et prends rapidement la route malgré les caprices de Parkinson (il a encore gelé cette nuit). Quelques heures de plus à travers la montagne, une nouvelle réserve naturelle splendide, et en début d’après-midi, j’arrive enfin à Tarija. Je suis épuisé et malade comme un chien, mais entre Jujuy et Tarija, j’ai effectué en une semaine ce qui est encore trois mois plus tard, la plus belle ballade de mon voyage, voire peut-être de ma vie.
Tarija est une surprise et, à l’instar des jeunes boliviens rencontrés la veille, me fait réviser mes clichés. Je m’attendais à ce que les villes boliviennes soient à l’image de Villazon, c’est-à-dire chaotiques, sales, et désagréables. Pourtant j’arrive dans une cité de taille moyenne, tranquille, aux jolis bâtiments coloniaux, réputée pour ses vins d’altitude et sa douceur de vivre. Quelques couchsurfeurs dans le coin, mais aucun pour m’héberger et je passe donc mes premières nuits dans un hostel, principalement aux toilettes. A travers mes rares sorties dans le salon, je fais connaissance avec Alejandro, un ancien militaire suisso-urugayen qui après s’être fait virer pour d’obscures raisons a décidé d’émigrer sur son continent natal pour chercher une vie plus libre. Il voyage depuis plusieurs mois, travaille à ce moment là comme réceptionniste avec sa copine en échange de l’hébergement et tous les jours, il est sur la plaza Sucre pour vendre ses colliers, bagues et autres objets de tissu et fil de fer aux touristes du coin. J’avais déjà croisé pas mal d’artisans (ou des hippies comme disent les boliviens) sur la route. Ils sont nombreux ici, ceux qui ont quitté le système, dégoutés par le monde du travail, et qui parviennent à voyager des années en vivant difficilement de leur production. On les croise souvent sur les places des grandes villes touristiques, assis sur le trottoir avec leurs babioles, essuyant les refus. La galère en échange de la liberté, tout a un prix. Avec mon poker, je me sens privilégié.
La capitale chapaca (nom donné aux habitants de la région), sans raison apparente, est un nid à rencontres étonnantes. A travers Karina, une architecte couchsurfeuse avec qui nous partons quasi tous les jours en ballade, je me fais héberger par Jean-Eudes ( prénom subtilement modifié ). Un type étrange, obsédé de musique métal qui passe ses journées dans son obscure chambre devant son ordinateur à fumer. Je ne suis pas à l’aise chez lui, dors sur un matelas crasseux, et chose rare, n’ai absolument rien à lui dire. Surement pas ma meilleure expérience de couchsurfeur… Un soir, nous sommes tous les deux dans sa chambre, et je m’ennuie déjà à l’idée de la longue nuit qui m’attend quand arrive un de ses amis. Jean-Eudes étant devant son ordi à ne pas s’occuper de son hôte, je me mets à parler avec ce dernier, de banalités d’abord, puis de sa vie. Bouleversante. Dilver, le début de la trentaine, peau sombre et queue de cheval, est mécano, mais il n’en n’a pas toujours été ainsi. Il y a quelques années, il bossait dans les mines d’argent à Potosi. Devant mon effarement grandissant, il me raconte les conditions de travail effroyables, le salaire au lance-pierre, les explosions, les collègues morts, la fois où les piles de sa lampe se sont épuisées et où il a du remonter à tâtons pendant des heures dans le noir absolu. Il me parle également des problèmes respiratoires, des maladies non reconnues, de la mort quasi assurée à quarante ans, et des compensations ridicules données aux familles.
« Mais pourquoi les gens bossent là bas si c’est si dur ?
- Il n’y a rien d’autre à faire tout simplement »
Il y a passé quelques années, a arrêté avant d’en crever et s’est reconverti dans la marijuana. Apparemment ca marchait bien pour lui, en même temps, après la mine, tout devient facile. Tout le quartier connaissait son surnom, jusqu’au flic qui n’arrivaient pas à mettre un visage dessus. Jusqu’au jour où il se fait coincer bêtement sur une bêtise d’un ami, et part en taule.
De quoi faire passer la prison française pour un quatre étoiles.
Il vit dans une pièce immonde, sans toilettes, partagée sans distinction avec les tueurs, voleurs et violeurs. A l’air libre, à Potosi (4000 mètres) il gèle la nuit une bonne partie de l’année, et ses codétenus s’amusent à le réveiller avec un saut d’eau glacée. Il apprend à se battre là bas, à protéger le peu qu’il possède, à survivre. Au bout de six mois de cet enfer on le laisse sortir et il migre à Tarija dans l’espoir d’un nouveau départ.
C’est là qu’il se trouve un boulot de mécano, juste pour vivre dit-il. Sa passion c’est la musique. Il a sa guitare à côté, je lui demande de jouer, et le voila qui me chante les larmes aux yeux la mine, la drogue, la prison, la déchéance et moi-même je suis sur le point de m’effondrer tellement c’est beau. J’ai l’impression d’avoir devant moi le Mano Solo bolivien. J’aurais tellement aimé vous montrer son travail mais il semble que le destin s’acharne contre lui puisque la seule vidéo que j’avais se trouve sur le portable qu’on m’a volé quelques jours plus tard (d’où le fait que toutes les photos de cet article viennent de la gopro ). Je lui ai proposé de travailler ensemble, qu’il accompagne mes vidéos de ses musiques. Il était enthousiaste, mais finalement l’inertie de la vie, ou peut-être une certaine retenue de sa part dont je n’ai pas réussi à identifier l’origine a enterré le projet. Dommage…
Durant mes derniers jours à Tarija, je rencontre une dernière personne incroyable, Alejandro. Karina me présente un soir ce géant bolivien au sourire fixé au dessus d’une étrange barbichette. Un ancien avocat qui a lâché son boulot pour voyager, à la dure. Moi qui me croyais aventurier, je me sens ridicule lorsqu’il me raconte sa dernière virée en Amazonie. Son truc à lui, c’est de débarquer quelque part sans argent et, juste grâce à son bagout, se faire des amis et trouver ainsi de quoi manger et dormir. J’irai dormir chez vous, sans caméra, pendant des mois. Il a un talent d’orateur et un charisme énorme, et je suis (comme la moitié de la ville qu’il salue dans la rue) pendu à ses lèvres quand il me raconte ses histoires de filles, de contrebandiers amazoniens, de nuit sur les bancs publics et de manifs brésiliennes.
Toutes ces conversations me donnent des envies d’Amazonie. Je pensais au début continuer vers le Nord, en direction d’Uyuni le fameux désert de sel. Pourtant, l’absence de couchsurfeurs pour m’y héberger, le froid qui me suit depuis le Nord de l’Argentine et commence sérieusement à m’exceder et la peur de rencontrer des hordes de touristes me fait réviser mon jugement. Ajoutez à ça l’invitation d’une charmante couchsurfeuse à Santa Cruz de la Sierra, aux portes de l’Amazonie bolivienne, il n’en faut pas plus pour me décider de continuer vers le Nord Est.
Après avoir assisté à la fête de San Roque, le saint patron de la ville, abusé (légèrement) de quelques vins locaux, et écrit un peu de mon blog, je finis par reprendre la route une semaine après être entré à Tarija, direction Santa Cruz. 500 kilomètres, deux jours de route, vamos !
Entre Tarija et Villamontes, l’étape du jour 1, il n’y a que 150 kilomètres et pourtant il faut une journée pour rejoindre les deux villes. La route consiste en une longue descente (et quelques remontées et passages de cols) d’une dizaine d’heures alternant tronçons bitumés et pistes en état passable. L’altitude moindre que lors du trajet Jujuy/Tarija offre des paysages beaucoup plus verdoyants. Je traverse des forêts sèches aux sols rouge-gris qui rappellent la proximité du Nord du Paraguay et m’offre une petite frayeur sur le chemin, quand au hasard d’une déviation, la route devient durant une centaine de mètres une rivière (sisi, littéralement !) dans laquelle Parkinson manque de se noyer. A part cette petite surprise, je termine la journée sans problème majeur, avec sur les derniers kilomètres une piste en terre avec d’un côté la paroi rocheuse à pic et de l’autre des gorges d’une centaine de mètres de profondeur. Magnifique !
Lorsqu’au coucher du soleil j’entre à Villamontès, je suis gris de la tête au pied à cause de la poussière soulevée sur le chemin, mais peu importe : après deux mois à me les cailler entre deux et quatre mille mètres d’altitude, je suis rescendu à 400, dans la ville la plus chaude de Bolivie. Les rues grouillent de filles en minishort, la vie est belle. Après m’être trouvé un hôtel, je sors tout guilleret en tshirt pour profiter de la nuit agréable. J’ai envie de me faire des amis pour la soirée, et décide d’utiliser ma technique secrète et infaillible : me faire couper les cheveux…
Quand je suis seul quelque part et que je veux me faire de nouveaux amis, je vais chez le coiffeur. Ne soyez pas surpris, après tout, ça n’a rien d’anormal : une demi-heure de conversation et de contact physique, c’est probablement la seule profession qui crée une telle proximité entre deux étrangers. Ici à Villamontès, comme en Argentine ou au Brésil ou je m’étais fait couper les cheveux, la conversation s’enclenche rapidement. Le jeune qui s’occupe de moi s’appelle Marcello, nous nous entendons bien, racontons nos vies (lui aussi vient de Potosi et est venu ici pour trouver du travail) et à la fin de ma coupe, il me propose d’aller manger avec lui et son frère Limbert. Je les accompagne en moto, présente Parkinson à tous ses potes auprès desquels sa rareté paraguayenne fait sensation, ils me font visiter la ville puis me proposent de rester le lendemain et de m’héberger.
C’est ainsi qu’au lieu de repartir directement à Santa Cruz le jour suivant, je partage le quotidien de coiffeurs d’une petite ville du Sud Bolivien. Un quotidien fait de poisson grillé, de vin/fanta (hérésie !), de drague de serveuses et de coupes de cheveux. Ambiance tranquille dans le salon, on racole les clients de temps en temps, le reste du temps la télé est allumée sur le championnat espagnol. Une bande de potes qui travaillent pour passer le temps.
Le soir venu, Limbert m’emmène chez lui. Je le suis en moto, nous nous éloignons du centre, puis par une piste en terre arrivons dans la villa (les bidonvilles). Il m’avait prévenu, je n’en reste pas moins surpris. Ici pas de route, les maisons sont fabriquées à la va-vite avec des parpaings, sans fenêtre, sans eau courante ni électricité (mais je peux actualiser mon statut facebook, allez comprendre…). Les déchets sont jetés dans la nature et se dispersent au grès du vent, les besoins se font dehors, derrière un tissu à l’arrière de la maison et la douche se prend froide dans des bassines remplies grâce au tuyau du voisin.
A l’intérieur c’est pire. Il y a une telle dissonance entre l’apparence soignée de Limbert, ses vêtements propres, sa coupe de cheveux à la mode, sa jolie moto, et le lieu dans lequel il vit que j’avoue ne pas toujours pas comprendre son sens des priorités. La maison qui a été construite il y a quelques mois n’a probablement jamais été lavée (Il lui manque une femme me dit-il), le matelas non plus… Les rares meubles sont couverts de poussière, et des déchets jonchent le sol partout. Bref, on a connu des conditions de vie plus agréables. Je ne suis pas spécialement content de dormir là cette nuit, mais par respect pour lui, j’oublie mon petit confort d’européen exigeant et décide de le prendre comme une expérience sociologique. Sans trop regarder autour de moi, je ferme les yeux et laisse le jour venir.
Le lendemain je fais mes adieux à mes nouveaux amis, et reprends la route pour Santa Cruz. Un trajet de presque 400 kilomètres en une journée, je n’avais pas roulé aussi vite depuis le Paraguay, et pour cause, la route est en en ligne droite pendant quasiment tout l’après-midi. Sauf qu’avec la vitesse j’ai également récupéré la monotonie. Huit heures de terrain plat, de végétation mi basse sans grand intérêt. Je passe ce jour-là la barre des cinq mille kilomètres, mais ne m’arrête même pas pour prendre une photo tant je suis pressé d’en terminer. A cent à l’heure pendant des heures sous un soleil de plomb, Parkinson est tellement brulante qu’elle en perd des boulons.
En fin d’après-midi, les villages sont de plus en plus rapprochés, les déchets plus fréquents, l’horizon plus rare, jusqu’à ce que la nuit arrive, et qu’il ne reste finalement plus qu’une succession continue de bâtiments et un trafic insensé. J’arrive à Santa Cruz de la Sierra, un million et demi d’habitants, la ville la plus peuplé du pays. A travers les embouteillages et la foule agglutinée, je me dirige tant bien que mal vers l’université où vit Maia, ma nouvelle couchsurfeuse. Et quand enfin, après une heure de recherche, j’arrive devant chez elle et la vois marcher en souriant vers ma moto, je marque un temps d’arrêt et savoure cet événement rarissime : elle est plus belle que sur les photos.
article suivant : jeunes et immortels
One Comment