16. Moto, Boulot, Dodo

août 3rd, 2013
03. Argentine

article précédent : 15. Pourquoi nous voyageons

Tous les midis, je viens chercher Clara chez elle. Je m’arrête au coin de la rue pour que ses parents ne nous voient pas partir en moto, et nous prenons la route. A chaque fois que j’arrête Parkinson, le sourire aux lèvres, je me retourne, et la vois elle aussi aux anges. Nous sommes sur la même longueur d’onde, les émotions synchronisées.

« C’était bien non ?

Oui… »

  Dès le départ elle a su que je partirais, mais cette fin annoncée, loin de nous attrister, nous a permis de profiter plus intensément des moments passés ensemble. Manger un croissant, prendre un maté dans le froid, boire un verre de vin, ou même acheter une tente ou un bouquin. Chaque instant, jusqu’au plus banal.

  La dernière journée est à la fois magnifique et tragique. Nous la passons à jouer les amoureux des bancs publics un peu partout dans Tucuman, et à voir passer le temps inexorablement ainsi que l’heure de se séparer. Je la redépose pour la dernière fois chez elle le soir, elle a les larmes aux yeux, j’ai la boule dans la gorge, et nous nous quittons ainsi, tristes, mais le cœur léger. Conscients d’avoir vécu quelques jours de beauté pure. Quelques heures plus tôt, c’est à elle que j’ai fait la première promesse de mon voyage « si je deviens riche à Vegas, je reviendrai te chercher. »

  Le lendemain, après avoir fait mes adieux à ma famille, je suis sur la route qui m’emmène à Salta, malgré tout excité de reprendre mon voyage après trois semaines d’arrêt. Une belle route, faite d’amples courbes à travers les petites collines verdoyantes des pré-Andes.

J’arrive à Salta magnifiquement rougie par le soleil couchant, puis en la contournant me dirige vers San Luis, un village dans les montagnes à une quinzaine de kilomètres. J’appréhende un peu mon premier hostel en quatre mois de voyage. J’aurais préféré un couchsurfeur, mais j’étais trop occupé à tenter de ne pas tomber amoureux les derniers jours pour préparer la suite de mon voyage.

Quand ils me mettent un bracelet avec mon prénom et l’adresse de l’auberge au poignet, je suis littéralement choqué. J’ai l’impression d’être de retour à l’école. Si l’on ajoute à ça les sept heures de moto que j’ai dans les jambes, je ne suis pas spécialement d’humeur à rejoindre tous les jeunes éméchés qui font la fête ce soir là. Il est 21 heures, je vais me coucher. Mauvais départ, je ne vais probablement pas rester longtemps ici… A cinq heures du matin, j’ouvre les yeux. Impossible de me rendormir. Je me rends dans le hall de l’hostel et entâme la discussion avec le mec qui fait la garde de nuit, Alejandro. Les derniers borrachos sont partis il y a peu, et il est surpris de voir quelqu’un débarquer aussi tôt. On commence à parler ensemble, on partage son maté, et finalement je reste avec lui jusqu’à sa relève au lever du soleil. Je l’accompagne dehors, et voit pour la première fois les lieux à la lumière du jour.

 

   Cet endroit a du potentiel, on va peut-être lui donner une seconde chance.

  J’arrache mon bracelet, et prends la moto jusqu’à Salta où je rencontre Diego, un couchsurfeur. Ici, je suis dans l’une des dernières grandes villes du Nord de l’Argentine, et l’on commence vraiment à sentir l’influence de la Bolivie proche de quelques centaines de kilomètres. Si l’urbanisme de cuadras et la belle architecture coloniale rappelle ses influences européennes, la population est beaucoup plus typée « indigena ». Les peaux sont sombres, les hommes petits, l’accent différent. Je croise mes premières cholas ces femmes boliviennes vêtues de jupes et chapeau dans le marché couvert où des centaines d’échoppes vendent tous les mêmes vêtements aux motifs incas. Salta est une ville agréable, et je prends plaisir à m’y ballader avec Diego, puis Ana Cecilia, une autre couchsurfeuse que je rencontre plus tard et qui me donne un coup de main pour repérer les lieux de poker en ville.

Dès le premier soir, je découvre la table de l’hôtel Sheraton.

Moyenne d’âge soixante ans. On a connu des tables plus difficiles… Une bénédiction en ces temps d’incertitude. Après ma cagoule (grosse défaite) de Tucuman, j’avais besoin de me remettre en confiance progressivement, et en jouant un poker ABC ( le poker de base, sans aucune fioriture)  je gagne trois sessions sur mes quatre premières nuits là-bas. Petit à petit, me journées commencent à se ressembler, et ma vie entre dans une routine rappelant celle que j’avais vécue durant les trois mois de préparation de mon voyage en France. 12h  réveil, 13h repas. 14/18h, procrastination et écriture du blog au bord de la piscine. 19h asado (barbecue). 22h poker en ville. 3h retour en moto à San Luis et discussion avec Alejandro. 5h coucher. Une sorte de moto/boulot/dodo en un peu plus fun.

  A l’hostel, on me prend un peu pour un animal étrange, surtout Alejandro qui me voit à chaque fois à des heures improbables. Je vis en décalé, va et vient à moto, ne participe pas aux soirées dans lesquelles s’enivrent les autres backpackers. Il faut dire qu’après 4 mois de voyage bien intenses,  j’ai des envies un peu différentes de celles du début. Quand on est tous les jours en vacances, les weekends n’ont plus vraiment de sens. Je ressens de moins en moins le besoin de faire la fête, et j’apprécie la possibilité de m’isoler et de n’avoir de compte à rendre à personne, chose impossible en couchsurfing où l’on reste dépendant de son hôte, aussi sympathique soit-il. Je me rends compte que ce mode d’hébergement est plus pratique durant ces périodes particulières de «travail » et du coup je décide de changer mes plans. Salta qui ne devait être une étape  que de quelques jours avant de remonter en Bolivie, se transforme en un défi : je ne partirai pas d’ici avant d’avoir écrit mes deux prochains articles, et regagné ce que j’avais perdu à Tucuman.

  Un soir, je me sens enfin prêt pour passer à la vitesse supérieure. Quelques regs du casino m’ont parlé de la peña de la Sociedad Española, le restaurant d’un club social qui regroupe certains des notables de la ville. Il parait qu’à l’arrière de ce restaurant il y a une table où l’on joue gros. Lors de ma première visite avec Ana Cecilia, j’y rencontre Marcello, el armador, l’armateur, c’est-à-dire celui qui organise les parties. Il m’explique qu’ici normalement on n’entre pas comme ça.  On n’aime pas les patos, littéralement canards, ces gens qui viennent là pour observer, sans y être convié. Pour cause, c’est plus ou moins la crème de la ville qui vient jouer à la peña,  et l’on comprend facilement qu’ils n’ont pas spécialement envie qu’on sache qu’ils participent à de grosses parties clandestines…  Pourtant mon profil de français voyageur doit leur plaire, puisque je suis invité à les rejoindre un soir.

  C’est une grosse table. Pas aussi grosse que celle de Tucuman, mais plus que celle de Ciudad del Este. En ce 15 juillet 2013, à 22h, voila que j’en pousse la porte d’entrée, et admire l’un des  plus beaux bâtiments dans lequel  j’ai pu jouer en Amérique du Sud. Un salon de l’époque coloniale transformé en restaurant, avec cette ambiance un peu désuète que le grand romantique que je suis affectionne particulièrement. Si les colonnes aux chapiteaux corinthiens, la verrière posée sur un haut plafond, les mosaïques au sol et les portes en bois travaillé témoignent de la gloire passée de l’époque espagnole, l’usure générale du lieu et son ameublement nous ramène dans l’Argentine contemporaine en crise.

  Je salue Marcello qui me fait contourner le miroir au fond du restaurant et entrer dans une deuxième salle, accessible seulement aux socios (les membres). Ils sont presque tous là, entrain de manger. Je me fais présenter, ils m’accueillent chaleureusement, me recommandent un repas, sortent les quelques mots qu’ils connaissent en français. Bonne ambiance. Quelques minutes plus tard, nous entrons dans une petite salle, beaucoup plus sobre, au milieu de laquelle est installée une toute petite table ronde. Et au moment où je m’y installe et pose mes 50 blindes devant moi, je ne peux m’empêcher de repenser à quelques mauvais souvenirs tucumanos, à peine enfouis sous les dernières semaines qui viennent de passer…

  Peu importe. Il est temps de se concentrer et d’analyser mes adversaires.

  La bonne nouvelle, c’est que je suis en position (je parle après, j’ai un avantage stratégique) sur tous les joueurs qui ont l’air faible :

 

  A droite de la photo, un septuagénaire qui se fait appeler Docteur. Il mâche ses feuilles de coca toute la soirée, rit bien fort avec ses amis. C’est typiquement le genre de retraité qui échange son argent contre un peu de sociabilité. Dès les premières minutes, il fait n’importe quoi, du genre miser tout son tapis avec une main moyenne préflop, sans aucune raison, sinon de montrer son bluff. Imprévisible.

  A sa droite, hors photo, un Touriste de Cordoba une ville du centre de l’Argentine, l’autre invité de ce soir. Un trentenaire sympa, tête de bon vivant, qui visiblement sait plus ou moins jouer.

Et surtout, au centre de la photo, le Juge. La quarantaine bien tassée, la voix cassée du fumeur de longue date, et le whiskey à côté. Je l’imagine marié, installé avec sa femme et ses trois filles dans sa maison de millionnaire sur les hauteurs de Salta. Lui n’a clairement aucune pression financière ce soir, et d’ailleurs il relance à des montants insensés. Il est là pour l’adrénaline, pour montrer des bluffs, pour casser du shark, et pour oublier l’espace d’une soirée ses affaires. C’est lui qui va arroser la partie, ça se voit immédiatement.

La mauvaise nouvelle, c’est que tous les sharks sont en position sur moi. (parlent après moi, et ont donc un avantage stratégique)

  Au centre, Gros, la trentaine. Il a le profil du grinder à cette table, car il n’est visiblement pas millionaire. Je me rends compte assez rapidement que j’ai affaire à un TAG ( un joueur serré agressif). Peu créatif, mais solide, ce n’est pas à lui que je prendrai beaucoup.

  A sa gauche avec la tête sympa, Léo, que je connais déjà puisque c’est l’un de ceux avec qui j’ai joué au Sheraton et qui m’a invité à venir. Un très bon joueur qui, s’il ne vit pas du poker, est en tout cas bien gagnant. J’ai prévu de l’éviter consciencieusement.

  Enfin, tout à gauche, fin de la trentaine, Grisonnant. Une grosse présence à table, il parle beaucoup et fort et je me rends compte immédiatement que c’est un énorme requin. Pas le requin traditionnel, qui a appris le poker sur internet,  a une technique et un contrôle émotionnel parfait, non, lui c’est un requin de partie privée. Le mec qui joue probablement depuis des décennies, s’est formé aux tables, sans jamais ouvrir un bouquin. Celui qui entre dans tous les coups, comprend les tells, est capable de t’en envoyer des faux, qui te parle sans arrêt pour t’embrouiller. Ce même mec qui d’ailleurs n’hésitera pas à jeter un œil à tes cartes si tu les lèves un peu trop haut. Je suis quasiment sûr que c’est son boulot. Il est juste à ma gauche, et c’est une très mauvaise nouvelle…

  La pression étant forte ce soir, j’ai décidé d’opter pour une stratégie inverse à celle de Tucuman, et plus confortable dans les périodes difficiles : cette fois-ci, je vais jouer serré, et très solide. Plus tard, si je le peux, je profiterai de mon image sérieuse pour élargir un peu mon jeu.

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(montage vidéo : Yoram Salamon)

C’est ainsi que commence la partie. Elle se déroule comme à Tucuman en « rondes », c’est-à-dire des périodes d’environ 1h30 de jeu à la fin desquelles on empoche les gains et remet les tapis à zéro. Je reçois mes cartes, joue discipliné et jette mes poubelles.

Beaucoup de poubelles.

A vrai dire,  après deux heures de jeu, je n’ai joué que quatre mains : QQ, AA, QQ et AT. Sans beaucoup de réussite puisque j’en suis toujours à mon stack initial de 50 blindes.  En même temps, mes adversaires n’ont pas mis longtemps à comprendre mon style, et à chaque fois que je rentre dans un coup, je suis tellement lisible que tout le monde veut jouer contre moi, et c’est évidemment plus compliqué de gagner une main quand on la joue contre quatre adversaires. Je sens très nettement que j’ai une image de petit jeune effrayé, et déjà le juge commence à me chambrer.

«Alors le français, t’es où ? tu joues avec nous ? »

Il rigole avec Grisonnant et Docteur qui eux rentrent dans toutes les mains. J’entends également   Léo qui, pensant que je ne comprends pas, parle de moi en utilisant comme surnom « la roca », le roc, c’est-à-dire celui qui ne bouge jamais.

 

  C’est tout à fait désagréable.

  Au poker, comme dans toutes les activités qui impliquent une part de réflexion, être critiqué sur son jeu, c’est une gifle. Etre dans la peau du nit, c’est-à-dire ce profil de joueur extrêmement prudent qui ne va jamais prendre de risque, c’est presque humiliant. Mais je n’ai pas d’autre choix, je dois rester solide. Ce soir, tout est une question d’argent. Je n’ai que 200 blindes sur moi, et n’ai pas le droit à l’erreur. Eux peuvent se permettre de me chambrer, ils sont pour ainsi dire en recave illimitée.

  Je décide de ravaler ma fierté, fais semblant de ne pas entendre leurs petites attaques, et continue à être patient. Quand la première ronde se termine à 00h30,  je suis pile à l’équilibre, mais j’ai une image tellement sérieuse au milieu de tous ces fous que je décide qu’il est temps d’en profiter. J’ai eu assez de temps pour bien observer leur jeu, et désormais je n’attends que quelques spots favorables pour commencer à bluffer.

  Ainsi je commence à m’activer durant la seconde ronde.  A 1h20, je slowplay (cache la force de ma main) QQ et voit Sympa, un avocat qui est arrivé à la pause, venir s’empaler sur moi. A 1h30, je surrelance en bluff contre Touriste, ils se couchent tous instantanément en riant. A 1h35, sur K45A, je décide de transformer KQ en bluff en misant fort pour la seconde fois contre Touriste et Grisonnant qui jettent leur main, convaincus que j’ai minimum une double paire. Et à  2h45, les tapis étant de plus en plus profonds, je prends la décision de mettre tout ce que j’ai ramené sur la table : 200 blindes. Je saute sans parachute désormais.

  C’est l’une des dernières mains de la troisième ronde. Sympa a relancé sans voir ses cartes à 4 blindes. C’est presque classique dans cette folle partie…  Quatre joueurs paient, je suis dans les blindes et ouvre mes cartes.

Deux As. Joli timing.

Tous les joueurs de poker ont connu cet instant d’excitation et de résignation où l’on se dit que l’on va enfin pouvoir respirer un peu… ou peut-être jouer sa dernière main. Je prends une grande respiration intérieure. Pas de place au hasard, relance à 25. Seul Sympa décide de défendre.

Flop : roi de trefle, 10 de trefle, 8 de cœur ( pot 65 )

Il check et sur un flop aussi riche en tirages, je n’ai pas d’autre option que de faire mon continuation bet à 40. Il réfléchit une vingtaine de secondes et finit par payer. Il peut payer avec quasiment n’importe quoi ici. Un roi, un 10, des tirages couleurs ou quinte comme JQ, 9J, et parfois, une main complètement aléatoire qui décide de bluffer le petit jeune…

Turn : 10 de carreau (pot 145)

Je n’aime pas spécialement cette carte, car il peut très bien avoir un brelan désormais. J’aurais préféré voir une brique (une carte qui ne change rien, comme un deux de carreau par exemple) mais ça aurait pu être pire. Je réfléchis quelques instants. Je sais que si mise maintenant, j’ai une image tellement sérieuse que je risque de faire coucher toutes les mains que je bats, et n’être payé que par celles qui me battent. Par ailleurs, j’ai remarqué chez lui, comme chez quasiment tous les autres, une tendance un peu trop agressive. Je suis quasiment sûr que si je le laisse parler, non seulement il peut s’empaler avec une main dominée, mais peut aussi tenter le diable avec certains tirages en misant en bluff.

Je check.

Il mise 60, avec 30 derrière, autant dire qu’il engagé. Je décide de suivre mon plan, le mets à tapis. Il paie rapidement et quand je vois son K9, c’est-à-dire une simple paire inférieure à la mienne, je suis on ne peut plus soulagé. Il ne lui reste que deux rois dans le paquet pour gagner. Probabilité : 4%.

River : brique (pot 325)

  Je ramasse mes jetons. Sympa tire la gueule, vexé de s’être fait avoir, moi je suis rayonnant. Mon premier gros pot. De l’air, enfin ! Quelques minutes plus tard, la ronde se termine, je reprends mon souffle. Désormais j’ai un peu plus d’espace pour jouer et moins de pression.

  Durant la quatrième ronde, ma bonne étoile semble me suivre puisque je continue à monter petit à petit, sans montrer mon jeu, et tout en conservant une image très sérieuse. Vers quatre heures du matin, au moment où les joueurs commencent à fatiguer et la partie à se ramollir, je décide d’en profiter pour prendre l’un des derniers coups de la quatrième ronde. A cette heure tardive, les blindes ont doublé.

  Je suis en premier de parole, avec un désormais confortable tapis de 375 blindes, et ouvre K5 de trefle. Une poubelle. En temps normal, je l’aurais jetée sans même y penser. Mais cette fois-ci j’ai un plan, et décide de rentrer à 2. Juste à ma gauche, voila que Grisonnant qui a été suragressif toute la soirée relance à 15. Enorme relance, mais cependant classique à cette table. Il est payé trois fois, et quand la parole me revient, le pot fait déjà 62 blindes. Une somme conséquente. Assez conséquente pour tenter de le voler. La confiance étant désormais au maximum, et mon image de coffre-fort vérouillé à double tour aidant, je décide de faire mon move de la soirée,  et de relancer à 65. Je sais pertinemment qu’avec une relance aussi gigantesque, mes adversaires vont penser que j’ai une paire de roi ou d’as, et vont se coucher.

Du moins en théorie…

Au moment même où je vois Grisonnant commencer à réfléchir, je réalise qu’à cette table de riches fous, j’ai relancé bien trop faiblement.  J’aurais été beaucoup plus inspiré de mettre 90. Ici, je suis tellement lisible sur AA ou KK que je suis certain qu’ils vont tous payer pour tenter de m’infliger un bad beat.

Ca ne manque pas. Chacun leur tour, Grisonnant, Léo, Juge et Docteur vont payer mon énorme relance. Le pot fait 325 blindes, c’est l’un des plus gros de la nuit, et nous n’avons même pas vu un flop. Contre quatre joueurs, je n’espère qu’une seule chose, c’est de voir se dévoiler un joli 55K.

Flop : Valet 6 7 tout à cœur ( 325)

Raté.

Face à quatre adversaire, autant dire que pour moi le coup est terminé, je ne vais pas essayer de les bluffer. Je check pour abandonner, et étonnamment, tout le monde check.

Turn : 3 de cœur ( 325)

  Quelle étrangeté qu’ils aient tous checké. A une table aussi agressive, je suis quasiment certain que Juge, Docteur ou Grisonnant auraient misé pour prendre le pot avec quasiment n’importe quel valet ou cœur. Cela voudrait-il dire qu’ils n’en n’ont pas ? Et avec le quatrième cœur qui apparait, cela voudrait-il dire qu’ils n’ont rien ? Intéressant. D’autant plus intéressant que si vous avez suivi, je représente AA ou KK, et qu’il est tout à fait possible que j’ai moi-même l’as ou le roi de cœur. Ils ont beau être suragressifs, je pense qu’ils peuvent comprendre ça. Finalement, il n’y a que Léo qui m’inquiète. Lui seul aurait pu checker un cœur au flop. Oui, il pourrait très bien avoir un cœur. Après tout, il n’y a qu’une seule manière de le savoir.

   Je rassemble tout ce que j’ai de courage, et décide de faire l’un des plus gros bluffs de mon voyage : 80. Un quart du pot. Normalement suffisant pour faire coucher n’importe quelle main qui ne soit pas une couleur et laisser planer la menace d’une mise encore plus conséquente sur la rivière.

  J’ai adopté ma poker face habituelle, le coude sur la table, le pull relevé sur ma gorge. Je retiens mon souffle,  sens mon cœur battre jusqu’à ma tempe. L’un après l’autre, ils jettent leurs cartes dans la défausse. Le dernier à parler est Docteur. Il  réfléchit une trentaine de secondes, a l’air d’avoir une décision à prendre… puis s’en va lui aussi.

  Soulagement.

  Je ramasse mon  énorme pot, et évidemment, montre mon bluff. Par pur orgueil. Juste pour le plaisir de rétablir ma fierté blessée au début de soirée. Ca me fait un bien fou de voir leur tête au moment où ils se rendent compte qu’ils se sont faits berner. Jamais ils ne s’attendaient à ce que moi, la serrure internationale puisse bluffer ce pot, et encore moins que je puisse l’avoir construit dès le début avec cet objectif. Ca parle beaucoup, ca s’excite, ca rigole. Ils sont un peu troublés, ne comprennent plus trop comment je joue. Tous sauf Léo, qui reste calme, et me lance un petit sourire complice. Il n’a jamais été vraiment dupe celui là…

  Assis devant mon tapis de 650 blindes, et bientôt de 700, je vois la ronde se terminer, et m’assure un très beau gain en mettant mes jetons dans ma poche.

« Il s’est réveillé le français ! » me lance le juge.

Durant la cinquième et dernière ronde, la confiance est là et le rush continue. Je profite de mon image désormais un peu incrompréhensible pour alterner entre bluff et bonnes mains. De leur côté, Juge et Docteur, très négatifs, me donnent un sacré coup de main en voulant se refaire et en jouant un peu n’importe comment..

A 6 heures du matin, la partie se termine. Chacun à notre tour, nous nous levons pour aller nous faire payer. Juge, qui n’est pas spécialement rancunier malgré qu’il a perdu une demi douzaine de caves, demande en rigolant à Léo pourquoi il a eu l’idée de m’inviter, Touriste me félicite. Je suis aux anges. Quand vient mon tour, en dernier, je pose mes jetons sur la table, et Marcello compte mes gains : 950 blindes, soit 750 blindes de bénéfice.

  Tout simplement la plus grosse victoire de ma vie.

  J’ai regagné en une nuit presque tout ce que j’avais perdu à Tucuman.

  Marcello me donne des dizaines de liasses de billets, et avec fébrilité je mets plusieurs minutes à tout compter. Aux toilettes, je remplis les poches de mon jeans, de mon blouson, jusqu’à mes chaussures, il y en a partout.

  Sur la route du retour, à cent à l’heure sur Parkinson qui me ramène à l’hostel, je me sens dans la peau de Matt Damon, dans la scène finale du film Rounders, quand il vient de gagner sa dernière partie contre John Malkovich, s’est refait, et s’apprête à partir aux championnats du monde à Vegas.

  Extatique.

  A mon arrivée à l’hostel, je retrouve Alejandro qui m’attendait pour terminer sa garde. Il fait froid, mais nous nous installons quand même sur la terrasse et je lui raconte mon incroyable nuit. La pression redescend petit à petit, l’euphorie laissant place à un merveilleux sentiment de sérénité.

  Tandis que le soleil se lève, nous regardons une bière à la main les premiers backpackeurs nous croiser pour prendre le petit déjeuner au moment même où nous allons bientôt nous coucher.

  Et je me sens différent.

  Je crois que c’est à partir de cet instant que j’ai pensé que je ne pourrais plus revenir à ma vie d’avant.

article suivant : les mains sèches

 

12 Comments

  1. says:

    Ca donne envie de rentrer en orbite. A cotoyer tout ces profils de gambler tu va acquerir une sacrée xp pour vegas. Good luck.

  2. says:

    Yann clairement, je crois que j ai jamais autant progresse que ces 6 derniers mois. J en parlerai dans mon prochain article

    Répondre
  3. says:

    J’ai hate de lire çà. Peut être un petit quelque chose sur les tells ? Pour les poker-geek comme moi.

  4. says:

    non ca restera assez generaliste, comme tu as peut etre pu le remarquer j essaie d etre le moins technique possible sur mon blog, mais il est pas impossible qu a la fin de mon voyage j ecrire un ptit bouquin specialise poker live 😉

  5. says:

    Très puissant. Très puissant le décorticage de ta partie. Une très bonne chronique encore une fois. Bravo frangin !

  6. Matthieu says:

    Bonjour, j ai decouvert ton blog par hasard, heureusement. Afin de ne pas rater un miette de ton periple, me voici inscrit.
    Je te dis bravo pour ton experience et te souhaitant de vivre cette experience en profitant de tout, mais ce que tu nous compte le laisse largement penser.

    Amicalement, Matthieu

  7. mikecheck says:

    VGG pr ton aventure! Je n arrive pas a décrocher! Bonne continuation!

    Répondre
  8. TKilla says:

    VGG, super trip, super recit ! on vibre !!! enfin je vibre en tout cas 😉

    et bien sur gg pour ce gutsy bluff, en temps normal ( j’entends par la online ou en kaz francais ) c’est un spot assez obvious. Mais la contre des livetards à la BK illimitée ou presque… Respect ! Ca a du etre dur de pas trembler en avancant les 80BB :p

    Keep going ! et tu va voir les tables « communes » des kaz de Vegas sont remplies de papys floridiens prets à financer des petits jeunes … Je parle d’expérience .

    Will