article précédent : 18. Dans le sud bolivien
La journée a commencé paresseusement. Lorsque nous avons enfin mis le nez dehors pour aller manger au petit restaurant brésilien de son quartier, il était midi passé, il faisait chaud et le ciel était magnifique. C’était mon troisième jour à Santa Cruz, j’étais supposé repartir le lendemain, mais nous n’en parlions pas. Tacitement, nous savions tous les deux que je resterais plus longtemps. Nous nous entendions bien, parlions beaucoup, elle me plaisait, et je crois que c’était réciproque. Tout en mangeant, j’observais son visage et me disais qu’elle était belle.
Je souriais sans arrêt, bêtement, comme ça m’arrive souvent dans ce genre de situation. Je devais avoir l’air un peu con car au moment de sortir, lorsque je lui ai tendu le casque, elle a ri et m’a demandé
« Pourquoi tu souris ?
– Non, rien, je suis… content »
Je me rappelle très bien que j’ai failli dire « heureux ».
Elle est montée sur Parkinson et a posé le bout de ses doigts sur mes hanches. Pas vraiment par sécurité, juste pour le contact physique, rendu acceptable sur la moto. J’aime deviner l’état d’esprit de mes passagères à leur manière de s’accrocher à moi. Les timides qui posent les paumes sur les épaules et se tiennent bien droites. Les excitées qui sous prétexte du froid ou de la peur, se collent du ventre aux seins et croisent les avant-bras sur le torse. Les mijaurées qui évitent scrupuleusement tout contact, et se tiennent à la barre arrière. Les amoureuses qui enlacent le ventre, et reposent la tête sur l’épaule en fermant les yeux.
Ces bouts de doigts, c’était de l’orgueil. Cet orgueil qui dit « Tu ne crois quand même pas que tu vas m’avoir si facilement avec ta pauvre moto ? ». Les hanches au contraire, c’était l’espoir d’une évolution. Tout commence par les hanches.
Nous avons roulé une demi-heure pour sortir du centre-ville, dépassé la prison et sommes arrivés à l’entrée du parc. Le gardien, un beau-gosse au tshirt moulant rempli de muscles, nous a montré le chemin des dunes. Il a mangé Thalia des yeux pendant toute l’explication, ca n’avait pas l’air de la déranger, j’ai senti une pointe de jalousie. Heureusement nous sommes repartis rapidement. La piste s’est transformée en gravier, puis en sable.
Je déteste conduire sur le sable, sol instable par excellence. Quelques jours plus tôt j’étais tombé une piste similaire sur la route de Tarija. Cette fois-ci non plus ça n’a pas manqué. En ligne droite à dix à l’heure, je ne sais pas comment, j’ai réussi à dévisser, Parkinson a glissé et nous sommes tombés tous les deux. Ma première chute avec quelqu’un. Elle a crié de douleur, j’ai eu peur pour elle, elle se tenait la cheville. Quand elle a relevé son jeans, j’ai été soulagé de voir qu’elle n’avait rien, juste un petit coup. Elle aussi j’imagine. Nous avons ri de nos mésaventures, et un peu plus loin, devant un cours d’eau un peu profond, j’ai décidé de laisser Parkinson. Je l’ai cachée à une dizaine de mètres de la piste, derrière des herbes hautes, puis suis revenu vers Thalia. C’était bien mieux comme ça.
Nous avons marché une bonne heure dans le sable, sans croiser âme qui vive, sous le soleil radieux, avec une petite brise agréable venue d’on ne sait où pour nous rafraichir. La conversation roulait tranquillement, nous parlions des différences culturelles entre la France et la Bolivie. Elle m’expliquait le concept de « justice communautaire », cette justice rendue par les habitants eux-mêmes dans certaines régions reculées où le pouvoir n’a pas de légitimité, et qui consiste généralement en un lynchage spontané du criminel lorsqu’il est retrouvé. Je lui faisais part de mes doutes quand nous sommes arrivés.
Le vent était beaucoup plus fort, nous étions fatigués et avant d’escalader les dunes, nous nous sommes reposés dans une maison abandonnée dont il ne restait plus que l’ossature.
Elle a sorti l’ananas de mon sac, et l’a découpé. Nous l’avons mangé en discutant et en nous souriant. Je voyais bien que je lui plaisais et quand après la dernière bouchée, elle s’est couchée juste à côté de moi pour se reposer, les yeux fermés, son joli corps presque offert et personne à des kilomètres à la ronde, j’ai eu soudainement de drôles d’idées… En bon joueur de poker, je me suis demandé si c’était un tell de sa part, si c’était le moment de l’embrasser. Le lieu était romantique, l’instant agréable et j’en avais envie. Mais à force d’analyse, j’en ai fini par perdre le moment. Au bout de quelques minutes, elle s’est relevée. Nous avons marchés dans les dunes, les mini-tempêtes de sable nous lacérant les chevilles. J’ai levé les yeux, l’ai vue les yeux plissés, le tshirt et les cheveux volant dans tous les sens, et pour la centième fois ce jour-là, je l’ai trouvée belle.
Nous avons traversé la dune, marché quelques minutes dans un lac où elle venait enfant avec sa famille, puis fait demi-tour pour rentrer. La même route dans l’autre sens. Une heure de marche, dans l’après-midi qui se terminait. Elle était tout près de moi, je sentais son bras frôler le mien, et je savais que ce n’était pas innocent.
J’adore les moments qui précèdent le premier baiser. Ces ultimes moments où montent la tension et le désir. Le stade de la séduction est terminé, on sait qu’il va se passer quelque chose incessamment et derrière la façade des mots, les visages et les corps tiennent un autre langage. Cette journée avait été magnifique, l’une des plus belles de mon voyage, et je sentais qu’elle allait se terminer en beauté.
J’étais sur un nuage. Et à cette altitude je n’ai rien vu venir.
J’ai bien vu qu’un homme s’était rapproché et que Thalia m’a lancé un regard bizarre, mais je n’y ai pas vraiment fait attention.
Jusqu’au moment où il était à côté de moi, son flingue sur ma tempe.
« Donne-moi ton argent si tu ne veux pas mourir »
Je ne voulais pas mourir. Pas après cette journée.
J’ai sorti ce que j’avais dans mes poches, 20 bolivianos (2 euros), et mon portable.
« Donne moi tout! »
Il a fouillé lui-même, fébrilement, mes poches arrières, j’ai sorti les clés de la moto, et lui ai tendu mais elles sont tombées par terre. Dans l’autre poche, la gopro ne voulait pas sortir, mon jeans trop serré. Mais le mec n’a pas fait gaffe, ou il était trop pressé. J’ai levé les yeux et vu la peur dans son regard. Il a pris l’argent et le téléphone et est parti en courant, en se retournant et en criant, le flingue pointé vers nous. Il est rentré dans les hautes herbes puis a disparu dans la forêt.
Vingt secondes tout au plus.
Et le vide.
Je suis resté sans rien dire. Etonnamment calme, ou plus précisément absent, sans aucune émotion pendant quelques minutes. Je revois Thalia, paniquée, qui tourne autour de moi, mais je ne l’entends pas parler. Je ne me souviens ni de ce qu’elle dit, ni de ce que je lui réponds.
Est-ce une protection du cerveau qui se déconnecte lors des événements traumatisants ?
Toujours est-il que je suis complètement inerte pendant quelques minutes, jusqu’au moment où, d’un coup, le cerveau se rebranche.
« Merde la moto ! »
On court la centaine de mètres qui nous séparent de Parkinson et ouf, je la vois, bien cachée derrière les herbes hautes. J’enlève l’antivol, la ramène sur le bord de la route. Nous faisons une pause, reprenons nos esprits et parlons de ce qui vient de se passer. Elle me dit qu’elle peut reconnaitre le gars. Pour ma part, je ne me rappelle que de l’arme pointée sur moi, un pistolet au canon long, fin, et argenté. Une silhouette trappue, un short et au dessus de la brume de son visage, un bob kaki. Elle me dit qu’il faut le dénoncer aux gardes. Pour ma part, je n’ai qu’une envie, c’est de rentrer chez elle.
C’est à ce moment que j’aperçois à un kilomètre une moto qui vient vers nous. En un éclair, je comprends. C’est le mec qui revient. Il s’est probablement rendu compte qu’il n’a pas tout pris, il veut récupérer la caméra, la moto, s’en prendre à Thalia… Elle suit mon regard, se retourne voit le motard. Nous échangeons un regard, et je vois qu’elle a compris elle aussi. Je n’ai rien ressenti lors de la première agression, mais cette-fois ci, sans que je l’explique, la peur est là. Puissante, incontrôlable.
Je suis mort de peur putain.
« Monte vite ! »
Nous démarrons et en un instant, je suis en cinquième. Nous sommes à quinze minutes de l’entrée du parc, il faut l’atteindre avant que ce mec nous rattrape. Rapidement, nous entrons dans la partie ensablée. Thalia aussi a peur, mais à cause de la vitesse. Elle est accrochée à moi, me dit de freiner, que ça n’en vaut pas la peine. Mais à ce moment je ne raisonne plus. Je lui dis de se retourner, elle me dit que le type se rapproche. A chaque fois un peu plus. C’est un de ces cauchemars dans lesquels on essaie de fuir mais l’on avance aussi lentement que si l’on courait sous l’eau.
Et ce qui devait arriver arrive. Je perds le contrôle, et nous tombons quasiment au même endroit qu’à l’aller. Le sable amortit la chute, nous n’avons pas mal, mais à ce moment, j’ai cette réaction incroyable : je ris. Un rire nerveux, à la fois désabusé et un peu fou.
« Au moins maintenant on va savoir » (on va savoir ? Encore aujourd’hui je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça…)
Il est trop tard pour repartir, déjà la moto est là devant nous, et s’arrête.
« Tout va bien ? »
Pas de flingue, pas de bob. Je mets bien dix secondes avant de me rendre compte que ce n’est pas le même type que tout à l’heure. Il n’a pas l’air menaçant, juste un peu inquiet pour nous. Thalia parle pour moi.
« Oui, ca va, enfin on vient de se faire agresser
– Ah bon ? Où ca ? »
Elle lui raconte l’histoire. Le mec, un habitant du coin est choqué. Il nous dit que ca n’est jamais arrivé avant, et qu’il va prévenir les gardes. Il remonte sur sa moto et part à toute allure à l’entrée du parc. Nous redressons Parkinson et repartons. Quelques minutes plus tard, deux quads qui viennent de l’entrée foncent vers nous et s’arrêtent à notre hauteur. Ce sont les gardes qui ont été prévenus. Ils nous demandent une description, Thalia s’en charge, je passe pour un con en disant que je ne me souviens de rien. D’autres arrivent. Un pick up, d’autres quads. Une dizaine de mecs, tous sur le pied de guerre, au sens littéral : la plupart ont dans les mains une fourche, une machette ou une arme à feu. L’un d’eux, s’arrête, et le conducteur me demande, malgré mes réticences de le raccompagner sur les lieux de l’agression. L’autre à l’arrière, la vingtaine ne lâche pas un mot. Il tient dans ses mains une carabine et son regard est incroyablement mauvais. On sent qu’il a des envies de sang. Je repense à notre discussion sur la justice communautaire, et d’un coup, j’ai presque envie qu’ils ne le retrouvent pas.
Nous retournons à l’entrée, attendons une heure le retour des gardes qui reviennent bredouille à la tombée de la nuit. Le voleur a du s’échapper en moto-taxi par une autre sortie. C’est terminé, on ne le retrouvera pas. C’est bizarre, mais je suis presque soulagé, j’appréhendais de le revoir.
Thalia remonte sur Parkinson, nous repassons le portail d’entrée dans l’autre sens, et petit à petit, sur le chemin du retour, je ressens redescendre la pression. Et quand elle s’accroche à moi, les bras autour de mon ventre, je me dis que le pire est passé.
Je suis vivant.
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Et bien, c’est la deuxième aventure que je lis. C’est plutôt immersif comme blog ! (mais pas désagréable!)
Ce qui est sur c’est que j’aime voyager mais les histoires que tu vis,je préfère les lisent sur ton blog 😉
Wow, tu m’as fait vivre l’aventure avec vous… C’est agréable, ce frisson, mais parce que je suis derrière mon écran. Je n’imagine pas le traumatisme. D’ailleurs ce que tu as vécu, ça s’appelle un psychotraumatisme : ton cerveau déconnecte, réellement, pour te protéger de la réalité, totalement inattendue puisque cela arrive dans un endroit où tu te penseais en sécurité, et trop dure à supporter. En déconnectant ton hypocampe (qui bloque les souvenirs, ce qui explique que tu ne te souviennes pas de ton agresseur), tu bloques aussi tes repères spatio-temporels. Tu as donc eu de la chance de reprendre tes esprits si vite !
Bref, je suis fascinée par les psychotrauma, désolée pour l’étalage de sciences. J’en reviens à ton blog : j’adore ta façon d’écrire, et ton mode de voyage original (que j’ai découvert dans l’interview de Clo et Clem). Je reviendrai ! En attendant, bonne continuation, et fais attention à toi 😉
Hello Julie, passionnant comme commentaire, tu as bien fait de le poster. J’avais cru comprendre ça aussi, meme si je n’avais pas les mots cliniques pour l’exprimer. D’ailleurs, en écrivant le livre il y a quelques mois, et en écrivant les chapitres des semaines qui ont suivi, j’ai réalisé que j’ai eu un comportement assez étrange/irrationnel voire dépressif, de par les choix que j’ai faits ( notamment par une prise de risque inconsidérée ), et qui a mon avis prend son origine dans ce moment là (bien que sur le coup je pensais que j’avais surmonté le traumatisme en quelques jours)