20. La flojera

20. La flojera

décembre 16th, 2013
04.Bolivie

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Comment va-t-on après avoir senti le canon d’un flingue sur la tempe ?

En vérité pas trop mal.

Bien sûr, pendant quelques jours, j’ai éprouvé périodiquement ce malaise un peu diffus dans le ventre (le même qu’après une débâcle au poker). Bien sûr, j’ai été surpris quand le lendemain Thalia a arraché mon premier cheveu blanc. Bien sûr, de nuit dans les rues désertes, j’ai commencé à changer de trottoir un peu plus souvent en voyant des silhouettes s’approcher.

Mais pas beaucoup plus que ça, j’en ai même été étonné. Pas de paranoïa, pas de cauchemar, pas de traumatisme. L’envie d’aventure demeurée intacte. J’ai pris la chose avec fatalisme : en voyageant comme je le fais, ce genre d’accident devait  m’arriver tôt ou tard. Je pense que j’y étais préparé mentalement, tout comme je suis prêt lorsque je joue aux cartes à me prendre des bad beats sans broncher.

D’ailleurs, dès le lendemain soir, j’étais décidé à retourner sur les tables. Une couchsurfeuse vénézuélienne m’a passé le numéro d’un américain qui m’a mis en contact avec un compatriote qui a téléphoné à un bolivien qui nous a donné l’adresse d’un certain Chuky. Cinq degrés de séparation. Quand il s’agit de jouer une partie clandestine (le poker étant interdit en Bolivie) on a connu plus fiable. Et lorsque le taxi nous dépose devant un portail rouillé le long d’un périph de la banlieue de Santa Cruz, Lukus l’américain et moi décidons d’être prudent et de nous barrer si ça sent mauvais.

BIl appelle le numéro qu’on lui a passé, nous attendons deux minutes dehors, puis  le portail s’ouvre en grinçant.  Un mec en sort et nous dit de le suivre. Nous passons dans une allée non éclairée, puis un patio. Tout est sombre et un peu flippant. Quelques voitures garées, des bruits de voix à l’intérieur, je pousse la porte entre dans la maison de jeu la plus glauque que j’aie vu de tout mon voyage. C’est une maison classique, sauf qu’elle a été vidée pour laisser la place aux tables. Carrelage sale au sol, murs et plafond laissés bruts, ampoules nues. La décoration est limitée au minimum, une télé connectée à youtube, deux,trois posters… L’endroit n’a pas été lavé depuis des semaines. Les toilettes non plus visiblement…

A notre entrée, tous les mecs nous regardent, surpris de voir débarquer deux gringos. Je  suis pas serein, et me demande si je ne ferais pas mieux de partir tout de suite, mais l’un d’eux me sort son plus grand sourire et dans un anglais parfait :

« Please take a seat guys ! Where are you from ? »

  Nous nous asseyons avec Lukus et entamons la discussion. Petit à petit je me détends. Les mecs ici s’avèrent très sympas. Pour la plupart des trentenaires/quarantenaires qui viennent se détendre après le boulot. Quelques jeunes aussi, mais plutôt du côté fils de riche qui vient gambler (flamber), que fils de pauvre qui vient grinder (bosser)… De toute manière, les limites sont tellement faibles ici qu’il faudrait être un génie des cartes pour gagner assez pour en vivre, même en Bolivie. Peu importe, j’ai trouvé une partie underground sympa, je m’y installe…

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  A vrai dire, à part quelques exceptions, le niveau n’est pas terrible. Les joueurs ont des profils très caricaturaux : les mecs prudents sont de grosses serrures, les agressifs sont des maniaques, les passifs sont des calling stations (qui pensent que tout le monde bluff et paient tout). A chaque profil son adaptation. Contre les serrures je joue très large, fait beaucoup de petits bluffs, et abandonne quand je sens de la résistance, contre les maniaques je resserre mon jeu et les laisse s’exciter tous seuls, contre les calling stations je ne bluff pas, et ne mise que quand j’ai quelque chose. Je ne me sens jamais vraiment en danger, en fais pars discrètement à Lukus «J’aime bien cette table, je comprends ce qu’ils font.» mais me fais griller par un des gars, dont j’ignorais qu’il parlait anglais… Un trentenaire, tendance aggressive, que je sens plein d’égo et prêt à me faire payer mon délit d’orgueil…

(la partie verte est un peu technique, si le poker vous saoule, vous êtes pardonnés si vous la passez)

Quelques dizaines de minutes plus tard, j’ouvre A8 de coeur en fin de parole à 4 blindes (je rappelle que sur ce blog nous ne parlons pas en argent mais en blinde. La blinde est l’unité de base du poker, elle peut valoir 10 centimes ou 10000 € selon la partie). Je m’y attendais un peu, voila que mon bonhomme décide de payer depuis la grosse blinde. Nous somme en duel et le flop s’ouvre :

J73 rainbow (sans tirage couleur) (pot 9 blindes)

Il check. Je n’ai absolument rien, mais lui n’a probablement pas souvent été amélioré non plus. De plus, à part s’il a touché un valet, ou un brelan, c’est le genre de flop où il aura du mal à supporter beaucoup de pression. Je décide de faire mon continuation bet  ( miser lorsque l’on a pris l’initiative préflop) en bluff à 6, et il me paie. Je le mets sur des Jx, 7x, des paires du genre 88/99/TT et, vu le profil, n’importe quoi qui aurait envie de me bluffer plus tard. A vrai dire à peu près tout ce qui a payé préflop… J’ai l’intention de ne pas me laisser faire et de continuer à bluffer si la turn est favorable. La voila qui arrive, parfaite :

Turn : K de trefle, qui ouvre un tirage couleur ( pot 21)

Il check encore une fois, je n’ai toujours rien, mais je décide de bluffer cette carte. Je pense que  je peux lui faire coucher la grande majorité de sa range (son éventail de main). Que peut-il faire en effet s’il a une main comme 78 ou 99 ? Difficile de payer ! Je mise 15 en bluff, et il se produits quelque chose de très intéressant : il check/raise à tapis : 60.

Surprise, je ne m’attendais pas du tout à ça. Ma première pensée est de me dire que je me suis bien fait avoir, qu’il m’a attrapé avec une bonne main et que je vais devoir me coucher puisque je n’ai rien du tout. Mais avant d’abandonner je décide de réfléchir un peu. Que peut-il avoir ici ? Deux paires ? Lesquelles ? Il m’aurait probablement surrelancé préflop avec KJ vu son profil. Il a beau être large, je ne m’attends pas à ce qu’il joue des mains comme K7, J7,J3, K3 etc. Une paire ? 88 , KT, K9 ? Pourquoi prendrait-il le risque de me relancer à tapis et d’être payé par mieux alors qu’il peut juste payer s’il me pense en bluff ?. Brelan ? JJ et KK sont impossibles vue l’action préflop. Il n’y a en fait que 2 mains crédibles : 33 et 77, qu’il va d’ailleurs de temps en temps relancer dès le flop.

Et puis je repense aux quelques minutes plus tôt, quand il a surpris ma conversation avec Lukus. Je l’ai vu un peu surpris et agacé à ce moment, et me dis que comme tous les joueurs un peu agressifs à une table de poker, il n’est pas impossible qu’il veuille me le faire payer en me montrant un joli bluff…

On entre dans les arcanes du poker psychologique. Le poker de live, celui des guerres d’égo et des levelling wars. Les « je sais que tu sais que je sais que tu sais… ». Je prends un pied monstrueux à me creuser la tête dans ce genre de spots.

Du coup je commence à envisager la possibilité : se pourrait-il que ce soit maintenant qu’il ait décidé de me bluffer ? Avec quelle main ?  Il y a probablement des combinaisons comme 22/44/55/3x qui sont faibles et décident de me faire coucher une meilleure main que je représente. Ca je ne bats pas. Mais il y a aussi autre chose : les mains à tirage, ça a du sens aussi ça… A vrai dire, plus j’y réfléchis, plus je me rends compte que sa range est très orientée vers des mains à tirage : toutes les mains du genre QT,89,9T,Q9 qui ont un tirage quinte ou une ventrale, et les autre du genre 56 de trefle qui se voient ouvrir un tirage couleur à la turn. Instinctivement, je sens qu’il y a beaucoup plus de combinaisons de ce genre de mains que de paires transformées en bluff ou de mains légitimes. Et ces combinaisons, je les bats avec mon as ! Etrange situation où j’avais l’impression d’être en bluff, et je me rends compte que finalement mon bluff bat peut-être le sien…

Tout en réfléchissant je l’observe. Il a l’air serein. Ostensiblement serein. Il parle un peu avec ses amis, blague. Ce détail me pique. SI effectivement il avait une bonne main, et qu’il voulait que je le paie, il n’aurait pas l’air aussi à l’aise. Au contraire, je suis quasiment sûr qu’il serait du genre à mimer l’inconfort…

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Ce tell (et l’analyse financière du coup que je vous épargnerai ici) fait définitivement pencher la balance du côté du call. Espérant ne pas m’être trompé et ne pas être ridicule s’il me montre KJ, je décide de suivre ma lecture et paie.

Lorsqu’il me voit pousser les jetons, je le vois faire une petite moue. Il retourne un peu dépité 89 de trefle, c’est-à-dire une ventrale qui a trouvé un tirage trèfle turn. Quand je retourne mon hauteur As, je vois ses yeux faire des allers-retours entre mes cartes et le board. Il cherche à voir ce que j’ai, et quand il comprend que je l’ai payé juste avec une hauteur, il me lance un regard surpris. J’ai 65% de chance de gagner le coup…

River : 4 de coeur (pot 141)

Hopla !

Ce coup m’apporte le respect à table. Le respect apporte la crainte. La crainte apporte l’un des éléments les plus sécurisants du poker : la certitude que mes adversaires ne vont pas me faire de move (en gros me bluffer). Je vais rester relativement tranquille durant tout le reste de la session. Lorsque nous partons au milieu de la nuit, j’ai triplé mon tapis de départ. Pas de mauvaise suprise, les mecs sont reglos et nous paient sans problème.

Bonne soirée ! D’autant meilleure que je suis arrivé à Santa Cruz avec peu d’économies ( je n’avais plus gagné depuis Salta, 1 mois plus tôt !) et que cette victoire et les quelques unes qui suivent vont me donner un peu d’air.

Rapidement, je décide de prolonger les trois jours initialement prévus chez Thalia. Santa Cruz n’a pas pourtant pas un grand intérêt touristique. En dehors de quelques cuadras de l’hyper-centre aménagées pour les touristes, avec des bâtiments coloniaux et une jolie place centrale,  la ville la plus peuplée de Bolivie est avant toute chose un immense bordel, où tout est laid et sans harmonie. Comme souvent en Amérique du Sud, la ville a explosé subitement durant les quelques dernières décennies, s’étendant sans limite et sans règle. L’urgence de construire a évacué toute notion d’esthétique, la cohérence est absente car chacun a  monté son bâtiment sans se soucier un instant de son environnement. Les rares édifices un peu plus travaillés sont vulgaires et tape-à-l’œil, cherchant manifestement à montrer à quel point ils ont coûté cher.

Malgré un urbanisme moins chaotique que dans le reste du pays (organisé en « anillos » des sortes de périphériques concentriques, il y en a  12, pour vous donner une idée de l’étendue de la ville !) le trafic est un enfer :  les voitures, vélos et motos roulent n’importent comment, se garent n’importe où, et les embouteillages sont constants. Les Boliviens n’ayant aucune conscience écologique et jetant leurs déchets partout, toute la banlieue est sale et polluée.

  Et pourtant, en dépit de tout cela et de mon agression, je m’y sens bien. Paradoxalement, l’homme superficiel que je suis y trouve la vie agréable : il fait beau, et après un mois et demi à me les cailler dans les montagnes, j’apprécie de pouvoir enfin sortir en tshirt. On y mange bien, des tonnes de fruits, jus, légumes de la jungle dans une cuisine variée et équilibrée. Les filles sont plus belles, les gens plus détendus, la vie nocturne plus intense que dans les régions plus froides que j’ai traversées dernièrement. Santa Cruz a un esprit beaucoup plus brésilien que bolivien, et ce n’est pas pour me déplaire. Si l’on ajoute à ça le fait que je peux jouer au poker trois ou quatre fois par semaines et que j’ai déjà un petit groupe d’amis avec Thalia, ses copines et Harim (un couchsurfeur colombien hébergé en même temps que moi), je me vois bien rester un moment dans le coin.

Finalement, il ne me manque qu’une famille, mais je règle ce point un dimanche après-midi lorsque je rencontre Pati qui nous a tous invités à un repas chez elle. Elle vit dans une maison typiquement régionale. Une demeure de plein-pied construite par son père qui fait face à un beau jardin. Deux chiens, les gamins qui courent et jouent au foot, une grande table sous la véranda qui accueille chaque week-end toute la famille et les amis. J’apprécie immédiatement cette ambiance bouillonnante et la chaleur d’un foyer qui me faisait défaut depuis la France. Je  demande à Pati de rester pour la nuit, elle accepte, et naturellement, je finis par m’installer une dizaine de jours dans la chambre de son petit frère.

Ma vie à ce moment devient des plus agréables. Hormis le père de Pati, je suis le seul homme de la maison et je vis avec la mère, les trois sœurs, et les deux couturières qui travaillent dans l’atelier (les fameux tshirts made in Bolivia que vous achetez parfois, ben c’est Gabriela, une jolie couturiere de 23 ans qui les fabrique à Santa Cruz).

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Dans ce pays conservateur et encore très machiste, je combine à la fois le statut d’homme et d’invité qui me donne droit à une vie de prince. Je suis nourri, logé, blanchi, courtisé. Je n’ai pas le droit de lever le petit doigt quand il s’agit de laver une assiette, et j’avoue qu’au bout de quelques jours, je ne me bats plus pour le faire. J’ai laissé de côté ma culpabilité européenne, et le prends comme un agréable « choc culturel ». 25 ans d’éducation française progressiste fondus sous le soleil.

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Pati mon hôte est une fille géniale, ouverte, sympa, joyeuse. Je la suis un peu partout en ballade ou aux fêtes de ses tantes et autres cousins qu’elle a nombreux. Pour mon vingt-sixième anniversaire, elle organise une soirée chez elle, invite du monde, s’occupe de tout (et moi de la classique quiche lorraine). Des moments simples mais revigorants, à l’intérieur d’une famille typiquement bolivienne.

  A leurs côtés j’apprends un nouveau mot : la flojera. Littéralement, la flemme, mais avec cette connotation positive qui n’existe pas en français, évoquant la tranquillité et la douceur de vivre. Dans la maison de Pati, je me laisse complètement envahir par cette agréable paresse, et la petite routine que je développe est presque une vie de rêve pour moi : je passe mes journées à lire, bien manger, passer de bons moments en famille, mes soirées à roucouler avec Thalia, qui est devenue entre temps un peu plus que ma couchsurfeuse, mes nuits à jouer au poker, et vice et versa.

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Je décide début septembre de me réinstaller chez Thalia, dans son petit studio du quartier étudiant. Nous y vivons  quelques semaines de bonheur.

L’état de grâce.

Je me souviens de tout.

Du film que nous regardions lorsque nous nous sommes embrassés pour la première fois. De nos multitudes de ballades à moto (1000 km!). De ce qu’elle m’a dit lorsqu’il a commencé à pleuvoir au retour de notre virée à Samaipata. Du regard incroyablement chargé qu’elle m’a lancé un midi au mercado nuevo. De sa longue robe d’été, ma préférée. Des petites phrases devenues rituelles, qui nous faisaient beaucoup rire, elle me disant

«Quedate ! (reste !) »

Moi  répondant avec ma voix grave et théâtrale

« Jpeux pas Thalia, jsuis un aventurier, je dois voir le monde ! »…

Un après-midi, après l’avoir accompagnée au boulot, peut être grisée par la moto, elle me dit pour la première fois  « Te quiero »

J’ai été tellement pris de cours que je n’ai pas su quoi lui répondre.

« Je t’attends au cyber café ».

J’ai vu son sourire disparaitre et son regard s’éteindre. Instantanément. Elle est partie, et moi, honteux, j’ai commencé à me poser des questions.

J’avais eu envie de lui répondre la vérité, que  moi aussi je commençais à tomber amoureux d’elle, mais je pressentais très bien ce que cela impliquait. Entre autres, l’impossibilité de continuer à faire ce que je faisais depuis plusieurs semaines, à savoir repousser mon départ tous les trois jours sans vraiment réfléchir à la suite. Le fait de commencer à me poser le genre de questions que tous les voyageurs  se posent un moment ou un autre « et maintenant quoi ? Et si c’était la bonne ? Et si je restais pour elle ? ».

Et au milieu de ce beau ciel bleu ont commencé à apparaitre quelques nuages. « Quand bien même ce serait la bonne, qu’est ce que je pourrais bien foutre en Bolivie ? Pourrais-je abandonner le World Poker Trip, le rêve de ma vie, alors que je n’en n’avais pas encore fait la moitié et que je sentais que j’étais entrain de percer ? Et finalement, m’aime-t-elle pour moi ou pour le potentiel futur que je peux lui offrir ? ».

Un sérieux dilemme, sans solution intermédiaire envisageable. Me mettre en couple avec elle, et continuer à écrire depuis Santa Cruz aurait été trahir le projet initial.  Au contraire, continuer le World Poker Trip et l’emmener avec moi sur la moto n’avait pas beaucoup de sens non plus : de quoi vivrait-elle ? Pourrais-je jouer au poker sereinement ? Ne perdrais-je pas en baroudant avec elle ce qui me fait vibrer profondément : la liberté absolue ?

La balance des sentiments.

Elle ou mon rêve.

Un vendredi soir, après des journées de tergiversation, mon inconscient a réglé le problème à ma place : lors d’un minuscule accrochage, je me suis énervé beaucoup plus que de raison, en étant injuste et en lui reprochant des choses dont elle n’était pas responsable. Une dispute complètement disproportionnée, à l’issue de laquelle je n’avais plus qu’un seul choix possible : partir.

Je crois que la pression était trop grande, et que je n’avais pas encore assez voyagé pour renoncer à mes envies d’aventures. Peut-être deux mois plus tard, j’aurais réagi différemment.

Lundi 22 septembre, 7h du matin, je n’ai pas beaucoup dormi, elle non plus. La tension insupportablement lourde qui imprégnait le studio tout le weekend a craqué la veille comme un orage. Nous nous sommes réconciliés  et désormais ne reste qu’une bruine mélancolique. Je pense qu’elle s’attend encore à ce que je renonce au départ, mais mon sac est prêt. Il est trop tard pour faire marche arrière. Ou plutôt, il est encore temps, mais nous avons tous les deux beaucoup trop d’orgueil pour lacher prise.

Je fixe mon sac sur Parkinson, elle monte derrière moi et je l’accompagne au boulot. Pour la première fois depuis plusieurs jours, il fait gris et un peu froid. Durant tout le trajet nous parlons peu, j’ai la boule dans la gorge, j’imagine qu’elle aussi. Puis nous arrivons sur cet horrible rond point et je m’arrête.

Je n’oublierai jamais l’instant qui a suivi.

Elle se plante face à moi, nous nous embrassons sur le bord de la route. Puis elle éloigne son visage et me gifle en un mot :

« Quedate »

Il n’y a pas de rire dans sa voix. Au contraire, son ton est trainant, tremblant, presque plaintif. Pour la première fois, elle me l’a dit avec sincérité, sans jouer. Ses yeux sont rouges et brillants. Je baisse les miens.

« Non, je ne peux pas. C’est trop tard. »

Elle m’enlace un moment, puis me lâche et part d’un coup, sans se retourner, pour que je ne voie pas son visage. Je la regarde s’éloigner, remonte sur Parkinson et m’engouffre dans les embouteillages.

A la sortie de la ville tombent les premières gouttes.

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17 Comments

  1. aldanjah says:

    très bien écrit !

  2. Olivier says:

    Magnifique. Ton style s’affine, l’histoire est intense, les sentiments sont très bien expérimés. Génial !

  3. Corinne says:

    Beau, très. Et alors, vous vous êtes revus? Vous êtes restés en contact? Quelque chose?

  4. Sebaroudeur says:

    L’éternel dilemme du voyageur … triste

  5. Joana says:

    Moi aussi j’ai rencontré un amoureux sur la route. Un vrai, pas de ceux à qui on dit adieu sans trop de regrets. C’est moi qui ai du partir, et prendre la décision de monter dans ce taxi en direction de l’aéroport a sans doute été la décision la plus difficile de ma vie. Je l’ai regretté pendant très longtemps. Dans ces cas là, on se fait une raison en se disant qu’il n’y avait juste rien d’écrit pour nous deux, que c’est la vie, le destin. Que maintenant qu’on est séparés par des milliers de kilomètre ça ne sert à rien de continuer à y croire.

    Enfin bon… Finalement presque 3 ans plus tard on n’a pas réussi à rester séparés très longtemps et on a trouvé le moyen d’être à nouveau ensemble. Mais je t’avoue que j’ai beau être amoureuse il y a toujours des moments ou j’ai l’impression qu’il me manque cette liberté. La liberté de la fille sans attache qui peut aller ou bon lui semble sans un amoureux dans les pattes.

    Qui sait, peut-être qu’un jour je ne l’aurais plus, cet amoureux, et je retrouverais ma « liberté ». Mais j’aurais au moins la satisfaction d’avoir vécu cette histoire à fond !

    Je n’ai pas encore lu tes prochains articles donc je ne sais pas si tu lui as définitivement dit adieu ou si tu es revenu sur ta décision… Je voulais juste dire que t’es pas le seul à avoir vécu cet affreux dilemme 😉

    Je suis aussi scotchée depuis ce matin, j’ai presque tout lu maintenant et je suis très impressionnée par la qualité de ton récit et ton style d’écriture !!

    Bon continuation !

    • admin says:

      Merci pour ton témoignage.
      Je savais que ce texte toucherait les voyageurs, on a probablement tous vécus ça. Ce qui est intéressant c’est que toi tu es revenue 3 ans plus tard et moi j’ai décidé de… ahaha j’en dis pas plus, je te laisse découvrir la suite toute seule. J’en parle déjà un peu dans les articles 21 et 22 et je préciserai tout ça dans le 23.

      Merci pour tes compliments, et bienvenue ici !

  6. Wanda says:

    J ai l impression de lire un roman 🙂

  7. trop bien!!!… j’ai adoré de A à Z (et je n’aime pas vraiment lire, c’est dire 😉 )… du coup je ferais peut-être mieux de commencer depuis le début pour avoir toute l’histoire, ou alors attendre ton bouquin début 2015! Félicitations au passage!

  8. Très chouette histoire. Bien racontée, comme d’hab ! A la limite du cliché du voyageurs qui séduit les locales mais c’est ça qu’on aime 🙂

  9. Bon bah moi aussi j’ai rencontré des amoureux sur la route… Enfin surtout un…
    Putain quand je lis ton histoire, ça me rappelle des souvenirs à la fois magnifiques et douloureux…
    Je n’ai pas osé raconter mon histoire (ni les autres d’ailleurs) parce que j’ai du mal à savoir ce que je peux ou ne peux pas dire… Il y a probablement de la pudeur aussi, même si j’éprouve toujours un peu de fierté à raconter cette histoire parce qu’elle est si belle et si tragique à la fois… Et aussi, j’aurais trop peur de ne pas trouver les mots justes, trop peur qu’elle ne soit pas aussi magnifiquement racontée qu’elle n’a été vécue…
    Enfin, peut-être qu’un jour je parlerai de ces hommes qui ont gardé une partie de mon coeur et qui resteront dans le mien. Surtout lui.
    Je dévore tes articles et je récupère ton livre demain! Hâte!
    Merci pour ces récits dans lesquels j’arrive à m’identifier et, finalement, c’est peut-être aussi pour ça que j’aime autant!
    A suivre…

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