article précédent : 13. Dans le nord argentin
« Bonjour c’est ici qu’on joue au poker ?
– Ah non, qui t’a renseigné ?
– Au casino on m’a dit de venir ici.
– Non, on t’a mal renseigné »
Je vois bien que le mec est méfiant, dans ce genre d’endroit, ils doivent pas voir débarquer des nouveaux tous les jours. Pour rompre la glace, en rigolant je lance
« On joue pas au poker ? Mais y’a des jetons partout ! »
Les mecs rient aussi, la tension est retombée , je ne dois pas être le flic en civil qui les effrayait, on commence à parler. Marcello, la trentaine, typé libanais semble être le gérant. Après les présentations, il m’annonce le montant de la partie : la plus grosse depuis le début du voyage, un peu plus grosse que celles que je joue habituellement en France. Sauf qu’ici en Argentine, si on la rapporte au niveau de vie local, je suis sur une high stakes. Une première pour moi.
Je sympathise avec l’un des membres, et ils me laissent entrer dans la seconde salle où vient de commencer une nouvelle partie. Je n’ai pas pris mon argent avec moi, et ne suis là qu’en spectateur. C’est une toute petite pièce de 10 mètres carrés maximum, sans fenêtre, néons aux murs, pas de déco. Complètement banale. Juste une table au milieu et dix joueurs, un croupier, et un serveur qui vient quand on le sonne. Quand ils apprennent que je suis français, je reçois immédiatement l’approbation générale. Ils me rebaptisent « Frances», me demandent des nouvelles du pays, m’interrogent sur l’Argentine, sur les « minas » (les nanas) que j’ai rencontrées, les endroits que j’ai traversés, les parties que j’ai jouées, avec à chaque réponse des éructements de joie. Cette bonne ambiance me rassure un peu. Malgré l’illégalité et le montant de la partie, les gens ici ont l’air vraiment sympas.
Je reste une demi-heure en leur compagnie sans jouer, puis rentre chez mon oncle pour manger. Dans ma chambre, je vais chercher l’argent nécessaire à la partie, et en voyant dans mes mains la petite liasse de dollars qui représente la moitié de ce que j’ai gagné au Paraguay, je ressens un peu de fébrilité. C’est beaucoup d’argent. J’ai déjà joué des parties similaires en France, ma bankroll me le permet ( compte en banque destiné exclusivement au poker) mais en France c’est différent, je suis tout près de chez moi, avec des joueurs que je connais, dans un lieu officiel. Une petite voix me dit que peut-être je devrais me tenir à l’écart. La petite voix de la sécurité, celle de mes parents, de certains amis, de personnes croisées sur la route. Cette petite voix qui me disait que j’étais fou de partir faire le tour du monde en moto. Cette petite voix qui, si je l’avais écouté, m’aurait empêché de vivre les deux mois les plus intenses de toute ma vie. Ce soir, elle ne pèse pas lourd face à la confiance accumulée depuis neufs sessions positives d’affilée, et surtout cette excitation qui monte à l’idée de jouer la partie la plus folle de tout mon voyage. A la mierda !
Vers minuit, je suis de retour à la syrio-libanaise, avec mes dollars dans une poche, ma bombe lacrymo dans l’autre. De la musique à l’intérieur, des gens bien habillés, un mariage bat son plein dans la salle principale ! A l’entrée, ce n’est plus un simple membre, mais deux videurs qui me demandent où je vais. Je montre patte blanche, puis remonte les escaliers, traverse le restaurant désormais plein, entre dans le couloir, recroise les vieux joueurs de carte, tombe sur Marcello à qui je tends mon argent et qui me rend des jetons. Puis je passe dans la pièce suivante.
Les mêmes joueurs que cet après-midi. Cela fait huit heures qu’ils sont là et leur sourire est un peu plus fatigué quand ils me voient entrer dans la pièce. Je m’asseois à la dernière place disponible. La table est typique de ce genre de parties à gros enjeux : d’un côté, les gros poissons. Profils variés, entre large passif, large agressif, serré passif, des hommes la cinquantaine passée tous bien installés dans la vie. Je ne connaîtrai pas l’identité de tout le monde, mais il y a un entrepreneur, un businessman, un docteur, un membre du conseil municipal, apparemment haut placé, un rentier. Tous gagnent extrêmement bien leur vie, sont des réguliers de la table, viennent ici plus pour se détendre après le boulot que pour espérer un quelconque bénéfice. De fait, ils jouent cette partie sans aucune pression financière. Leur jeu est bourré de leaks (défauts dans leur manière de jouer), mais leur absence totale de peur et l’envie de s’amuser les rend imprévisibles et dangereux. De l’autre côté, les requins, appâtés par l’odeur du sang. Généralement beaucoup plus jeunes, la trentaine maximum, et dans des situations de vie plus précaires, voire vivant probablement du poker. A une partie high stakes, je m’attends à ce qu’ils soient vraiment bons, jouant de manière très solide, sans tilter. Ca s’annonce intéressant.
A cette table, je sais que je risque d’avoir une image de petit jeune effrayé qui ne va pas trop oser sortir des sentiers battus, et décide d’opter pour un plan de jeu qui profite de cela : jouer très large agressif dès le départ, profiter de mon image sérieuse pour voler beaucoup, la dégrader progressivement en montrant mes bluffs et quand ils me prennent pour un fou, en profiter pour changer de vitesse et value ( miser pour la valeur de sa main, sans bluffer) mes bonnes mains. Ainsi, dès les premières mains, je surrelance beaucoup préflop, essaie de trouver des spots de bluff, et montre à chaque fois mes poubelles. Comme prévu, au début ils me donnent du crédit et se couchent à chaque fois. Mais je sens l’irritation monter au fur et à mesure que mon agressivité continue. Et ça paie. Au bout d’une heure à ce régime, j’arrive à faire craquer l’entrepreneur qui va payer pour vérifier et s’incliner devant ma quinte floppée. A la fin de la ronde (période de deux heures de jeu, suite à laquelle on change de place et remets les tapis initiaux), j’ai gagné 300 blindes, et triplé mon tapis initial. Beaucoup d’argent. La table me semble incroyablement faible, et je me prends déjà pour un génie.
Ca sera la dernière fois ce mois-ci.
Au retour de la pause, je continue ma stratégie agressive. Sauf que quelque chose semble s’être passé entre temps. Ont-ils discuté entre eux ? Toujours est-il que j’ai perdu le respect qu’ils me donnaient précédemment. Quand je surrelance en bluff, plus personne ne se couche. Quand je fais mes continuation bets (mise sur le flop après avoir pris l’initiative préflop) dans des situations qui passaient tranquillement avant, je me fais payer… Je réalise après avoir perdu un peu d’argent qu’il est temps de passer à la deuxième partie du plan : le changement de vitesse. Désormais, j’attends d’avoir des cartes solides pour jouer.
J’attends.
J’attends encore.
C’est le problème de cette stratégie. On devient dépendant des cartes reçues, et si celles-ci sont mauvaises, on s’est mis tout seul dans une position compliquée. Mon tapis s’élime petit à petit. Je perds 80 blindes sans rien faire de spécial durant la deuxième ronde. Il est quatre heures du matin, je suis encore largement positif, et toujours optimiste sur ma capacité à dominer la table, je décide de continuer malgré la fatigue.
La troisième ronde se déroule dans la souffrance. L’ennui de devoir jeter poubelle après poubelle. La frustration de constater que tous mes timings de bluffs sont mauvais. L’énervement de constater que la seule fois où j’ai pu enfin value une main, mon adversaire s’en est tiré miraculeusement avec un partage. Je vois mes 110 blindes partir petit à petit dans un sentiment d’impuissance totale. A six heures du matin, je décide d’arrêter les dégâts et rentre à la maison, épuisé, alors que la plupart d’entre eux continuent à jouer. Je reste positif d’environ 80 blindes. Vu le déroulement de la partie, je suis presque soulagé de m’en sortir gagnant.
Je rentre chez mon oncle à l’aube. Dixième session positive d’affilée ! Je suis allé dans ce cercle clandestin, et en suis ressorti gagnant. De plus, je n’ai pas perdu d’argent depuis Curitiba, au Brésil ! Ce sentiment d’invincibilité… Je suis tellement sûr de moi et de ma capacité à gagner les prochaines fois qu’en allant me renseigner pour une combinaison anti-pluie digne de ce nom le lendemain, j’en profite pour faire un petit repérage histoire de voir quelle moto pourra remplacer Parkinson. Je calcule combien de sessions me seront nécessaires pour accumuler la somme nécessaire. Comme si cet argent était déjà disponible et qu’il ne me restait plus qu’à le récupérer. Excès de confiance. Deux jours après cette première partie, je reçois le sms qui m’invite à la suivante, et me rends avec la même liasse de dollars que l’autre fois dans la poche, mais sans la lacrymo. La tension de la partie clandestine a disparu, je sais que je viens en terrain connu.
Une catastrophe. Pour la première fois depuis le début du voyage, je me trouve en difficulté. Le fameux retour de la variance. Le genre de soirée où tout se déroule de travers : quand je crois être devant, je partage ou je suis payé par la main juste au dessus de la mienne, quand je bluff je me fais systématiquement attraper. Je perds 200 blindes en 2 heures, décide de continuer en pensant être encore lucide, et reperds 100 blindes dans la foulée. Une défaite bien lourde, la plus lourde autant en nombre de blindes que montant absolu depuis le début du voyage. D’autant plus douloureuse que je n’ai pas l’impression d’avoir déjoué, juste une sale soirée…
Je rentre à la maison un peu dépité d’avoir brisé la chaîne des 10 victoires d’affilée aussi brutalement. Pour me consoler, je relativise. Après tout, je ne pouvais pas marcher sur l’eau à ce point pendant aussi longtemps. Et puis avec ma victoire de la première session, je ne m’en sors pas si mal finalement, je n’ai perdu qu’une partie de ce que j’avais gagné lors de ma session magique à Ciudad del Este. Ce n’est qu’un retour de variance normal… Lorsque je reçois quelques jours plus tard le sms qui m’invite à la partie suivante, je suis d’attaque pour me refaire. En faisant toutes les poches de mon sac, rassemblant dollars, pesos et euros, je me rends compte que j’ai tout juste le montant nécessaire pour jouer ce soir. Full bankroll sac à dos…
Lorsque j’arrive pour la troisième fois à la syrio-libanaise, ils sont là, tous ensemble entrain de manger une pizza. Bonne ambiance, ça rigole, ils m’accueillent de bon cœur. Je parle avec eux, et pourtant je sens que je suis un peu tendu. Quelque chose de nouveau s’est installé subrepticement dans mon esprit depuis l’autre soir, un sentiment vicieux, glissant: le doute. Et si ça se passait comme la dernière fois, et que tout se déroulait de manière horrible ? Et si je perdais tout, c’est-à-dire l’équivalent de tous mes bénéfices paraguayens ? Et si cette partie était effectivement trop chère pour moi ? Je suis fébrile, et je m’en rends compte en m’asseyant à table. Mauvais signe.
Lorsque des amis qui ne connaissent pas le poker me demandent quel en est le secret, l’une des réponses que j’apporte généralement est « le détachement émotionnel ». Doctement, je leur explique que le joueur de poker ne doit pas se laisser influencer par le résultat à court terme, qu’il ne doit pas s’attacher à la valeur de l’argent sur la table, qu’il doit penser en blindes, en pourcentages, et viser sans cesse l’action optimale sans se préoccuper de l’idée qu’il puisse perdre ou gagner. Voir loin. Ne pas se laisser embuer par les émotions. Et pourtant, ce soir là, en m’asseyant à cette table, je suis envahi par les émotions négatives, l’urgence de gagner, la peur de perdre, et l’argent qui est devant moi représente définitivement quelque chose… Dans des conditions normales en France, j’aurais pris ça au sérieux. Avec un peu de discipline, je me serais levé en prétextant un appel d’un ami en détresse, et je me serais barré, puis j’aurais fait une pause de deux semaines avant de retourner à une table plus tranquille.
Mais quand on met un pied dans la merde, on se rend compte que ça glisse.
Deux mois après avoir joué cette partie, je réalise que le résultat de cette soirée était écrit d’avance. Inutile d’en décrire le déroulé. -300 blindes.
Broke.
A quoi bon blâmer la malchance ? Effectivement, j’ai été noir ce soir là. Mais l’erreur je l’ai commise bien avant d’arriver à table. Je me suis laissé emporter par l’excitation de deux mois de voyage gagnants et d’une belle histoire à raconter. J’ai joué la peur au ventre, et forcément ça a du se sentir. Je me suis fait bluffer, malmener. J’ai joué timoré, plus exploitable et j’ai perdu des mains que je n’aurais jamais perdu si les enjeux avaient été différents. Au fond du trou, j’ai continué malgré l’absence totale de lucidité. Je n’ai pas respecté mon stop loss ( montant de perte autorisé fixé avant la partie à partir duquel on décide de s’en aller)
Et pour la première fois de ma vie, après huit ans de poker, j’ai ressenti les effets psychologiquement dévastateurs de la perte.
Dévastateurs.
En me réveillant chez mon oncle le lendemain, mes jambes refusent de m’emmener au salon. La peur d’affronter le regard de ces proches qui vont me demander avec le sourire combien j’ai gagné la veille, tout confiants qu’ils sont vu à quel point je me suis vanté d’être le meilleur. La honte de devoir mentir en leur annonçant avec un sourire triste et des yeux fuyants une petite perte, sachant pertinemment qu’ils s’inquiéteraient, à juste titre, si je leur disais le montant absurdement élevé dont je m’étais délesté.
Le mensonge plutôt que l’humiliation.
L’incroyable perte de confiance qui s’en est suivie les jours suivants. Moi qui dans la rue marchais la tête haute en soutenant tous les regards et en adressant la parole au premier venu, je me retrouve courbé, les mains dans les poches, les yeux baissés. Cette horrible pression au ventre, permanente, celle de l’angoisse. Cette angoisse de l’argent, qui te fait dire que tu vas tout perdre et devoir rentrer. Angoisse totalement injustifiée à ce moment puisque je n’ai perdu que mes bénéfices paraguayens, et que ma bankroll est identitique à celle que j’avais au moment où j’ai acheté la moto. Mais mon ventre n’a que faire de ces consolations, il se tord dans tous les sens pour me dire à quel point je suis con.
Tous ces sentiments mêlés, accompagnés d’une incroyable instabilité psychologique. L’irritabilité, la perte de motivation, le début d’une petite déprime. Et la fragilité émotionnelle, qui te fait vivre chaque phrase, chaque moment, positif ou négatif, de manière beaucoup plus violente. Serais-je tombé amoureux de Clara aussi rapidement dans une situation différente ?
Je suis admiratif du projet, ce que tu vis est incroyable. Je reste sceptique sur la tournure des evenements. Concert de louanges, une « médiatisation » certainement au delà de tes esperences.
J’ai le sentiment que tu commences à trahir l’authenticité de ton trip, « je vous offre un cadeau », des fins d’articles à suspens, des cliffhanguer…
haha si tu commences a douter de l authenticite du trip maintenant, je te conseille d eviter de lire les 2 prochains articles car ca va etre encore plus fou
Très sympa à lire… Le projet est ambitieux et tellement tentant ! Partir à la découverte du monde et de différentes populations à travers le poker, voilà quelquechose de passionnant. Je me suis totalement retrouvé dans la fin de ton article et ses sentiments qui nous traversent constamment l’esprit après une soirée et/ou série noire et cette fameuse « brokeitude ». C’est difficile à encaisser, mais très formateur. Bonne continuation, gg et continue d’écrire !
merci a toi greg !
Ton Blog est vraiment super ! merci de faire partager ton voyage 🙂
Merci Gael ! Si j’en juge l’article sur lequel tu commentes, il te reste pas mal de lecture 😉
+1 ! Je trouve aussi que c’est juste fantastique de découvrir le monde à travers le poker, ça doit être une expérience inoubliable ! Même si ça ne doit pas être tous les jours facile, comme avec cette partie…
Dingue! Cet article, enfin, ton histoire est dingue!
J’ai l’impression de ressentir ce que tu ressens. C’est une impression, soit, mais tu es doué pour exprimer ce que tu ressens et ça rend la lecture agréable et profonde! 🙂
(Je continue la lecture. 🙂 )