Mon arrivée à Asuncion est des plus misérables. Jorge, mon hôte s’attendait probablement à recevoir un français distingué, il se retrouve face à un mec épuisé, trempé, puant l’essence. Mais lui et sa famille ont le sens de l’accueil, et me reçoivent comme un troisième frère. Un frère un peu différent certes, puisqu’ils mesurent tous quasi deux mètres et je me fais des torticolis à leur parler. Pendant mes trois premières journées à Lambaré, dans la banlieue de la capitale, j’apprécie le confort d’être dans une famille d’accueil, lavé, nourri et blanchi.
Jorge a un profil original puisqu’il est à la fois étudiant en philosophie et stewart. Il parle français depuis un séjour de deux ans dans le Nord pendant ses études. Nous sortons ensemble et rencontrons chaque jour un petit noyau de couchsurfers très soudés composé d’expatriés, de voyageurs et de locaux.
Parmi eux, je suis présenté à Marcella, étudiante en architecture et en gastronomie qui doit m’accueillir pour la suite de mon séjour. Je la rencontre un soir dans un bar du centre, on s’entend bien, et on rentre chez elle. Je me rends bien compte en arrivant que la maison a l’air pas mal, mais ce n’est que le lendemain matin au réveil que je constate que je suis dans un palais. Très probablement la maison la plus classe de ma vie de couchsurfeur, avec chambre et salle de bain rien que pour moi, grand jardin, asador, piscine, tableaux aux murs, cuisinière. J’ai l’impression d’être Ryan débarquant chez les Cohen dans Newport Beach ( promis la prochaine référence ça sera du Voltaire ) et ce n’est pas désagréable. Là encore, je rencontre sa famille avec laquelle je m’entends particulièrement bien. Ils me demandent de leur préparer un plat français, à moi, le mec qui faisait toujours la vaisselle en coloc. A ma grande surprise, je réussis une quiche lorraine. Je ne sais pas si c’est le vin, ou la musique de Brassens, mais toujours est-il que cette soirée me fait un bien fou. Nous parlons de nos vies, je leur raconte mon aventure, le poker, et ça me redonne envie d’y jouer.
Le lendemain je suis en route pour ma première soirée poker depuis le Brésil. J’aurais pu y aller avant à Ciudad del Este ou j’avais des adresses, mais au milieu de toute cette misère, je n’avais pas eu le courage d’aller m’amuser à jouer de l’argent. Le fait de fréquenter une population plus riche à Asuncion a atténué ma culpabilité, et c’est ainsi que je me rends dans mon premier casino depuis la France. Un endroit beaucoup plus grand que les clubs brésiliens, ambiance tamisée éclairée par les clignotements des jeux. Ca en étonnera peut-être certains, mais je déteste les casinos. Tous ces gens assis face à leur machine, immobiles… Une pièce, un bouton, une pièce, un bouton. Il se dégage de ces endroits une solitude qui me met mal à l’aise. A chaque fois que je rentre dans l’un d’eux, je me dirige directement vers les tables de poker, pour éviter d’avoir à fréquenter les âmes perdues qui peuplent ces lieux.
Ce soir là, ma table ne diffère guère du reste du casino et rassemble ce qu’on peut trouver de plus cliché pour une partie sud américaine. Un fils à papa a l’air de s’ennuyer profondément. Il a les cheveux longs et lisses, le visage poupon, des sapes de luxe et tire sur sa clope light à chaque fois qu’il a un bon jeu. Un cinquantenaire est entouré de de deux putes de vingt cinq et quarante ans. Il sent l’argent sale à des kilomètres, mise sans compter, parle fort et rit avec ses filles. Deux trois vieux paraguayens qui sont là pour acheter le temps qui passe. Un chinois, le seul joueur correct, qui visiblement gagne sa croute ici. Le reste ne fait que passer. Ici on joue avec des guaranis, et vu qu’un euro fait 5500 guaranis, je me retrouve avec la drôle de sensation de miser des dizaines de milliers de guaranis à chaque main. Hormis cette petite excitation, la soirée est des plus sinistres. A table, personne ne parle, à part le maquereau qui interpelle tout ce qui a des seins. Personne ne s’amuse, pire, ils ont l’air de s’ennuyer ferme. Ca ne m’était pas arrivé au Brésil ou les gens étaient de vrais passionnés de poker, s’intéressaient au jeu, à moi, riaient. Malgré le niveau de jeu effroyable ( le pire de tous les endroits où j’ai pu jouer) je décide d’encaisser mon petit bénéfice, et de partir au bout de deux heures de jeu. Décidément le Paraguay ne me donne aucune envie de tater les cartes. Je rejoins Marcella qui fait la fête dans un bar, et la soirée reprend un peu d’intérêt.
Le reste de la semaine se déroule intensément, entre bonnes bouffes, ballades et fêtes. Ca me rappelle un peu Rio dans laquelle j’avais passé deux semaines dans la même ambiance insouciante. Je m’offre une petite visite culturelle avec José, un architecte/prof trentenaire rencontré dans un bar, qui m’invite à son travail, et grâce auquel je vois la pratique d’un confrère paraguayen. Dans le même bar, je rencontre Laurie, une couchsurfeuse de 28 ans, dessinatrice et comédienne. Le genre de fille qui fait rentrer les marins au port.
On se voit plusieurs fois et on s’apprécie, quelque chose d’un peu plus fort que d’habitude. Elle me demande de rester un peu plus longtemps à Asuncion et moi, le vieux loup de mer qui ne change jamais ses plans pour une fille, j’accepte. Je décide de lever l’ancre deux jours plus tard pour pouvoir continuer la belle vie avec elle et tous les autres. Après un dernier asado avec Marcella et sa famille, je fais mes adieux à toute la ville, et prends le bus un mercredi matin pour chercher ma plaque d’immatriculation qui m’attend à Ciudad del Este.
Richard m’accueille une nouvelle fois, et les retrouvailles avec sa famille sont joyeuses. Je profite de son temps de travail pour m’entraîner pour la première fois seul au maniement de la moto. Le lendemain de mon arrivée, je revois Mario, le vendeur de la moto, pour régler des détails avant de récupérer la plaque. Nous passons la matinée ensemble, dans le centre de Ciudad del Este, et je constate avec surprise que l’ambiance est très différente de la première fois que j’y suis allé. Certes, la ville est toujours aussi laide, mais la multitude de touristes qui achètent et de gens qui travaillent apportent la vie qui faisait défaut à ses rues lors de ma première visite. Mario m’aide à acheter le nécessaire pour la moto, et au moment de se séparer m’annonce qu’il a graissé la pate du gestor, l’homme qui s’occupe des papiers de la moto, afin d’accélérer la procédure. Il me demande de lui rembourser les frais avancés, et je refuse de lui payer quelque chose que je n’ai pas encore reçu. Il insiste lourdement, je reste sur ma position, en lui promettant de lui donner le lendemain, jour où il est supposé me donner la plaque. A ces mots, il s’énerve, et me quitte sans même me saluer. Je me retrouve seul avec la moto que je sais à peine conduire et aucune idée de l’endroit où je me trouve. Tant bien que mal, j’arrive à rentrer chez Richard. Nous discutons ensemble, et je lui dis que je le sens mal. Je soupçonne que la réaction disproportionnée de Mario vient du fait qu’il sait qu’il n’aura jamais ma plaque avant le lendemain, et que comme pas mal de brésiliens, il est incapable de dire la vérité quand elle est déplaisante.
J’aurais préféré que mon intuition me trahisse, mais le lendemain, Mario m’appelle et m’annonce séchement que ma plaque n’est pas prête, que l’administration est lente, et que je suis bon pour attendre 4 jours, jusqu’à lundi prochain. Je n’ai même pas le temps de m’énerver qu’il a raccroché et ne répond plus à mes appels. Situation on ne peut plus énervante… Je déteste revenir sur mes pas quand je suis en voyage, et encore plus quand c’est inutile. Je viens de perdre une semaine de la manière la plus stupide possible. Heureusement, Richard profite du jour ferié pour me sortir et me faire voir du pays.
A deux sur la moto, nous allons voir ses potes graffeurs, sortons faire la fête, visitons la triple frontière. Je suis encore en galère avec la moto, et nous procure quelques frayeurs, notamment quand je cale en plein milieu d’un carrefour, mais globalement je prends de l’expérience et nous survivons. A force de tourner un peu partout, j’ai vu d’autres aspects de la ville, et me rends compte qu’elle est moins craignos que ce que je pensais. Alors que je n’étais pas du tout chaud du poker lors de mon premier séjour, je décide de tenter ma chance ce soir là.
Nous débarquons dans le centre devant le casino America. Une double porte fermée avec des dessins de machines à sous. Un vigile et son fusil à pompe à l’entrée. Pas super inspirant de l’extérieur, nous entrons tout de même, et je me tiens prêt à filer rapidement si ça tourne au vinaigre. L’intérieur fait un peu pitié à voir. Une sorte de local bas de plafond, une lumière blanchâtre, du mobilier fatigué, tout ici a l’air d’avoir vingt ans de trop.
« Impossible qu’on joue au poker dans cet endroit » dis-je à Richard. Pourtant, au fond, une table au tapis élimé, et une dizaine de mecs assis sont en train de jouer au carte. Après un rapide passage sur une autre table ( ou le staff joue avec nous pour nous faire patienter !) je prends mon stack et m’assieds à côté d’un brésilien quarantenaire qui entâme immédiatement la discussion. L’ambiance à table est chaleureuse, les gens ici ont l’air de prendre beaucoup plus de plaisir à jouer que ce que j’avais vu à Asuncion. Du coup, j’en prends moi aussi et, en pleine confiance, joue mon meilleur poker, solide et créatif. Tellement créatif, qu’au bout d’une heure de jeu, j’ai une image assez folle pour provoquer de grosses erreurs chez mes adversaires. Je fais notamment craquer un japonais et encaisse tout son stack en deux temps. La soirée continue, la discussion est agréable, et il est à peine minuit que j’ai déjà réalisé le meilleur bénéfice de tout mon voyage.
Je fais mes adieux à tout ce beau monde, qui me salue chaleureusement, et nous allons avec Richard rejoindre ses amis dans un pub. J’y repère immédiatement une jolie fille en sarouel. En sarouel au Paraguay? C’est qui cette meuf? C’est ainsi que je fais la connaissance de Leti, 25 ans, économiste, passionnée de cinéma français des années 60 (sisi moi aussi j’ai été surpris). Le courant passe à merveille. Je l’emmène dehors voir ma moto, la discussion roule à toute allure, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ( j’avais promis du Voltaire non?)
Le lendemain, elle m’invite à manger avec elle, et pendant que je déguste mon sauté de légume au poulet, je suis tiraillé par le dilemme qui me ronge à savoir rester pour elle ce weekend dans cette ville pourrie de Ciudad del Este, ou rentrer à Asuncion pour revoir Laurie et les autres. En début d’après-midi, je fais mes adieux à tout le monde, et prends le bus qui m’amène pour la seconde fois dans la capitale paraguayenne…
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