32. Le spleen

32. Le spleen

octobre 24th, 2014
06. Equateur

article précédent : 31. Sisi la famille

« Listo ! »

Depuis une demi-heure la ratatouille sur le feu embaume tout le studio de Priscilla et la faim est devenue intolérable. Lorsque je lève le couvercle du plat, une épaisse vapeur blanche et l’odeur plus puissante encore dessine un sourire de surprise et de satisfaction sur le visage de ma couchsurfeuse. Nous nous jetons sur le plat comme deux geeks dans un nouvel Apple Store, et en dix minutes, il ne reste plus rien.

J’adore ces nuits Françaises.

Elles sont devenues presque obligatoires en Amérique du Sud, quand je sens venir le mal du pays. De temps en temps.

Un bon vin rouge, une quiche lorraine, une ratatouille, Brel ou Mano Solo dans l’ordinateur, un film stéréotypiquement français du genre Amélie Poulain et je suis requinqué. Oui le vin est souvent chilien, Brel est belge, aucun parisien digne de ce nom ne sort à Montmartre, mais peu importe. Ce qui compte, c’est que tout ça me fait un bien fou.

ratatouille

Avec Priscilla, nous avons rapidement développé ce genre de petites routines agréables. Les ballades dans Cuenca magnifique, l’une de ces rares villes coloniales qui n’a pas été ravagée par les guerres ou déformée par l’explosion démographique des dernières décennies. Les glaces quotidiennes plaza San Blas,  suivies de ballades digestives dans les belles rues pavées, jusqu’à la cathédrale en brique aux immenses dômes, ou sur la falaise longeant le fleuve. Les almuerzos (menu du jour) dans ces restaurants familiaux traditionnels, à l’élégance modeste, attirant chaque jour une population de riches Equatoriens et d’étrangers qui, charmés par le climat doux et la qualité de vie, se sont installés en nombre pour y vivre leurs vieux jours.

Je profite également du confort du studio de ma couchsurfeuse pour avancer dans mon écriture, mes projets, et répondre aux sollicitations qui se font de plus en plus nombreuses depuis la publication de la vidéo récapitulative de la première année. Ce début de notoriété est une nouvelle donne dans mon voyage, qui change quelques aspects de l’aventure, mais j’ai tendance à essayer de l’encourager, conscient que je ne pourrai pas vivre éternellement du poker. J’y vois également certains avantages au quotidien : la sympathie venant d’inconnus, la drague facilitée, les propositions de projets, certaines portes s’ouvrant plus facilement… Mon introduction aux tables underground de Cuenca a probablement été l’un de ces avantages.

Je savais avant d’y arriver que les jeux de hasards, poker compris, étaient interdits en Equateur depuis l’élection de Raphael Correa et d’un référendum adopté par la population. En 2011, le poker était passé des lumières clinquantes des casinos aux néons des salles clandestines. Arrivant dans le pays, j’avais hâte de voir si j’allais réussir à m’y introduire.

Lors d’une de mes dernières étapes péruviennes à Chiclayo, j’avais sympathisé avec le manager du cash game qui, étonné par mon histoire, avait fait venir des journalistes de Lima pour m’interviewer. C’est lui qui m’a mis en contact avec les gérants de Cuenca. Je ne sais pas exactement ce qu’il a raconté au type que j’ai rencontré un soir, un restaurateur péruvien expatrié dans le coin, mais j’ai eu le droit au tapis rouge : On m’a offert le dîner, accueilli en grande pompe, montré le flyer superbe qu’ils avaient préparé en l’honneur de ma venue, et j’ai même été accompagné personnellement par Jorge, le directeur du All In Club.

Nous sommes montés ensemble dans un 4×4 flambant neuf, avons parcouru quelques rues du centre et il s’est arrêté devant un portail fermé. Une caméra devait probablement être cachée quelque part, puisque le portail s’est ouvert immédiatement, et nous sommes entrés. Depuis une cour intérieure non éclairée, j’ai suivi Jorge qui a ouvert une porte et commencé à monter un bel escalier en bois. De loin j’ai entendu les premiers cliquetis des jetons et les éclats de voix des joueurs. En haut de l’escalier, nous sommes arrivés dans un vestibule, d’où j’ai aperçu la grande salle à travers une paroi en verre fumé. Du fait de la récente illégalité du poker dans le pays, je m’attendais à jouer ma clandestine dans un endroit sans âme, aménagé à la va-vite comme ça avait été le cas la plupart du temps en Amérique du Sud. Quelle ne fut pas ma surprise en faisant mon entrée dans la pièce principale.

Je me trouvais dans le salon d’une Casona, l’une de ces maisons traditionnelles typiques de la région. Vaste, haute, probablement cinq mètres ou plus, parquet au sol et boiseries sur les murs. Au plafond, un petit renfoncement, surmonté par une élégante verrière. En bas, autour d’une sorte de mezzanine, une fosse creusée à environ un mètre en dessous du niveau de la salle avec la table et les joueurs déjà installés. La pièce était meublée de manière contemporaine. Quelques canapés, une énorme télévision à écran plat.  Je n’avais aucune idée de comment ils pouvaient maintenir un tel endroit avec l’unique table aux enjeux relativement faibles, mais peu importait, j’étais entré dans le lieu le plus luxueux et agréable où il m’avait été donné de jouer en Amérique du Sud.

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Je me suis installé à table, ai commencé à observer les joueurs. Pour la plupart jeunes, entre vingt et trente ans, mais pas spécialement profil internet. Quelques cinquantenaires en costard rentrant du boulot. Pas une seule femme. A priori pas une table très compliquée, mais ce soir-là c’était différent. Ils avaient été prévenus de mon arrivée, ils savaient déjà qui j’étais, étaient venus juste pour moi et pour participer au spectacle qui s’annonçait. Cette fois-ci contrairement à d’habitude, je ne pouvais pas jouer la carte de l’innocent Français en voyage, et le fait que j’arrive démasqué a eu deux effets importants. Le premier, c’est qu’ils ont tous eu envie de voir le pro de leurs yeux, le tester, probablement essayer de gagner une main contre lui. J’ai tout de suite compris que même si la table n’était à priori pas trop compliquée, ils allaient jouer leur meilleur poker ce soir. Ils allaient éviter les moves (actions) stupides, et seraient probablement plus collants qu’à l’accoutumée, histoire de voir si j’allais bluffer.

Le deuxième effet était plutôt inattendu. J’ai senti que l’histoire du voyage leur plaisait, qu’ils rêvaient tous un peu de faire la même chose, et j’ai presque eu l’impression qu’ils auraient été heureux que je les rase. Je crois qu’ils avaient juste envie de pouvoir confirmer l’image valorisante qu’ils s’étaient déjà créée à mon propos. Je l’ai particulièrement senti quand sur une main jouée de façon assez classique où je fais couleur à la rivière (la dernière carte) et parviens à me faire payer mon value bet (miser sans bluffer), j’ai entendu les rires moqueurs des autres joueurs dirigée vers le perdant de la main, ces rires qui sous-entendaient  » Non mais tu croyais vraiment que tu pouvais t’en sortir contre lui? ». La sympathie était de mon côté. Au bout d’une heure de jeu, j’étais invité pour le weekend à la finca (ferme familiale) où avait lieu un tournoi par équipe et j’avais déjà mes coéquipiers…

J’ai eu envie de leur donner le spectacle qu’ils espéraient. J’en avais vraiment envie. Tellement que j’ai commencé à faire n’importe quoi. Sans le vouloir, ils avaient touché à un des leaks (défaut de jeu) les plus dangereux au poker : l’orgueil. Dans ce jeu, il ne peut pas y avoir d’orgueil, car celui-ci amène avec lui beaucoup trop de conséquences négatives : l’esprit de revanche, la perte de contrôle émotionnel, l’envie d’impressionner… Quand on fait des cartes son métier, on comprend qu’il n’y a qu’une seule manière de survivre : être émotionnellement détaché du jeu et pratiquer sans cesse l’action optimale, de manière froide et détachée.

J’ai commencé à prendre des lignes étranges, juste pour pouvoir me la jouer pro. J’ai joué la plupart de mes mains à l’opposé de ce qui était raisonnable, surrelançant plus que de raison, prenant des spots de bluff improbables en sachant pertinemment que les gars crevaient d’envie de m’attraper, et jouant de manière bien trop créative, euphémisme pour ne pas dire débile. J’étais atteint d’une forme de tilt assez subtile au nom révélateur, le Fancy Play Syndrom (Syndrôme du jeu fantaisiste).

( Le Retour de la Vengeance de la partie technique ! Vous qui ne comprenez rien au poker, allez donc faire un tour aux toilettes et quand vous reviendrez vous passerez la partie verte… )

En début de parole, un joueur prudent ouvre à 4 blindes, payé à sa gauche par un large passif, très calling station ( joueur trop curieux payant beaucoup trop ). Je suis en milieu de parole et j’ouvre pour la première fois de la soirée une bombe : AA. Nous avons tous des tapis de 100 blindes, j’ai joué de manière très agressive récemment, et je sais donc que l’action optimale dans ce spot est une bonne surrelance pour faire grossir le pot et profiter de mon image de dégénéré. Mais à ce moment dans mon cerveau embrumé il n’y a aucune logique. Je ne réfléchis pas très longtemps et décide de simplement payer pour dissimuler la force de ma main. Le reste des joueurs se couche et nous ouvrons un flop :

7 ♥ 9 ♥ J ♠ (pot 14 )

Prudent fait son continuation bet à 8, payé par Station. Je pourrais relancer immédiatement, c’est probablement le mieux à faire ici, cela me permettrait de partir à tapis contre des mains dominées et des tirages couleur, en étant donc favori. Pourtant, encore une fois, je décide de prendre la ligne passive en me contentant d’un call.

turn : 6 ♦  (pot 38 )

Prudent envoie sa deuxième salve à 20. Station paie rapidement comme à son habitude. Ce 6 ne change pas grand chose à l’action. Il renforce probablement certaines mains faites en y ajoutant un tirage ( 88,78,89 etc par exemple qui ont désormais plus de possibilité de s’améliorer ) mais les laissent derrière mon AA. Station ne m’inquiète pas trop, car je sais qu’ici il paye avec tout et n’importe quoi. Prudent par contre, qui mise encore une fois contre deux joueurs annonce de la force, même si le montant de sa mise est peu élevé. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne bluffe pas. Je pourrais jeter ma main tout de suite, ce ne serait probablement pas une énorme erreur. Mais j’ai trop sous-joué mes as, et je sais qu’il pourrait miser moins bien. Il peut très bien avoir un valet, parfois QQ,KK, et également quelques combinaisons de doubles paires et de brelans. Je bats une partie de sa range, je suis obligé de continuer, et d’aviser à la river.

River : 2 ♣  (pot 98 )

Une brique, qui ne change rien à l’action. Si j’étais battu, je le suis toujours, s’il mise, c’est que je suis mort. Prudent réfléchit quelques secondes, et prend la pire décision qui soit pour moi : une minuscule mise, un suckbet de 20. Station paie sans même réfléchir un instant, et je me trouve dans un spot pourri… De la part d’un joueur comme Prudent, miser trois fois de suite contre deux joueurs est très certainement le signe d’une grosse force. Pourtant, sa dernière mise est ridicule, à peine un cinquième du pot. Et avec l’autre qui paie, statistiquement, il suffit que je soie devant une fois sur huit pour que payer soit rentable. Il est très improbable que Prudent soit entrain de bluffer, mais il peut très bien avoir KK ici et penser être devant… J’y réfléchis deux bonnes minutes, et paie mourant. La côte du pot est trop bonne.

Calling station ouvre AJ de carreaux, Prudent un surprenant 79 pour double paire au flop. Je ne montre évidemment pas ma main, honteux de l’avoir si affreusement jouée. Le pire, c’est que je réalise qu’en agissant de manière plus standard et en surrelancant préflop, j’aurais très probablement sorti Prudent du coup, isolé Station qui aurait fait sa top paire, et gagné un joli pot de 200 blindes au lieu d’en perdre un de 160… En voulant jouer créatif, je me suis complètement planté. Le genre de manque à gagner stupide qui ne pardonne pas sur le long terme.

Je dois avouer que cette main m’a mis un petit coup au moral. Et comme il y a une certaine concommitance entre notre façon de jouer et notre attitude physique à table, après ce coup, je me suis lentement recroquevillé sur ma chaise, beaucoup moins bavard, et optant pour un jeu enfin plus prudent et standard, sentant à mesure de la soirée qui avançait la déception grandissante des autres joueurs qui n’avaient pas obtenu le spectacle qu’ils espéraient.

J’ai tranquillement perdu mes 200 blindes et annoncé mon départ. Le surlendemain je suis revenu, décidé à laver l’affront, et plein de bonnes résolutions.

Elles n’ont pas duré longtemps. Je devais être encore instable de la dernière soirée, puisque j’ai craqué au premier spot de bluff : une surrelance avec une poubelle (main faible ) qui obtient un tirage miraculeux au flop, j’envoie mon tapis, me fait payer par une paire qui tient.

« Ahhhh enfin te revoila ! Je me demandais où était passé le pro » m’a dit mon adversaire, sincèrement étonné et heureux de me voir rejouer de manière plus « virile ». La phrase a eu l’effet d’une bombe, le besoin de prouver quelque chose est revenu lui aussi, et pour la même raison que la première fois, j’ai reperdu mes 200 blindes et suis reparti dégoûté de la Casona. Il n’était même pas minuit. Quand le weekend est arrivé, ultime humiliation, ils ont poliment oublié de me reparler du tournoi par équipe à la finca. J’imagine que je n’avais pas fait une si bonne impression.

 pok

Quoiqu’on en dise, les résultats ont une influence immédiate sur l’humeur. Perdre 4 caves en deux jours n’aide pas, encore moins quand on sait pertinemment qu’on l’a mérité. Tous les joueurs apprennent très vite que ces fluctuations sont inhérentes au poker, d’ailleurs souvent beaucoup plus violentes. La meilleure manière de s’en désensibiliser est de respecter une gestion stricte de son argent et se limiter à des parties correspondant à un certain pourcentage de sa bankroll ( compte destiné au poker, différent du compte courant). Tout est à mettre en perspective : une centaine de dollars perdus en une soirée fait moins mal quand on sait qu’elle ne correspond qu’à 5% de son capital. Le problème est qu’à ce moment de mon voyage, je joue hors bankroll, c’est à dire en dehors de ces pourcentages recommandés. J’étais déjà dans une situation compliquée en Bolivie, mais avais redressé la barre en quelques semaines aux belles tables de Lima. Le problème est que depuis, j’ai dépensé, peu joué et suis presque revenu à cette situation initiale. Ces dollars perdus à la Casona étaient trop importants. J’ai fait n’importe quoi. Durant les jours qui ont suivi, le coeur n’y était plus.

Bien sûr, j’ai continué à profiter avec plaisir de l’amitié de Priscilla, et de l’empathie qu’elle essayait d’avoir pour moi, malgré le fait que cette future avocate était totalement étrangère au monde auquel j’appartenais. Par pudeur également, ou par orgueil, je me refusais à trop en dire. Comme tous les joueurs face à la défaite, je me débrouillais seul avec mon fardeau. Et comme le ciel perpétuellement gris de Cuenca, j’avais moi aussi l’impression d’être toujours à deux doigts de me déchirer. J’étais revenu à ces moments noirs, ceux que j’avais déjà ressentis après certaines parties argentines ou boliviennes. Ces parties qui pendant plusieurs jours me suivaient comme un mauvais rêve et dont les images surgissaient à n’importe quel moment dans une claque de mélancolie et un affreux vide dans le ventre. Tout était devenu pesant. Je n’avais envie de rien. Un putain de spleen.

cuenca taxi

 

La Chata est arrivée au mauvais moment. Je l’ai retrouvée à la gare des bus, le matin d’une pluie paresseuse. Elle ressemblait à une écolière, si jeune, avec son petit sac à dos, seule au milieu de la foule à me chercher d’un regard inquiet. Quand elle m’a vu, elle est devenue rayonnante. Nous nous sommes enlacés, sans nous embrasser.

Nous avons marché pendant une heure dans le centre, sous un ciel changeant, en attendant de pouvoir prendre une chambre d’hôtel. Elle me tenait la main, heureuse de pouvoir enfin me raconter de vive voix ce qu’il lui était arrivé pendant notre séparation, j’écoutais distraitement. A dix heures précises, nous étions dans la chambre. A 10h05, nous étions nus.

Ce fut l’une de ces longues baises mécaniques, fastidieuses, sans aucune émotion. Mon corps faisait ce qu’il avait à faire. Mon esprit divaguait. Parfois concentré, parfois ailleurs, jamais vraiment dans l’excitation du moment. Un ouvrier à la chaine répétant machinalement le même geste sans plus y penser. Paradoxalement cette absence de désir m’a rendu endurant. Elle a joui plusieurs fois. Pas moi. Après une bonne heure et demi de sexe sans passion, elle s’est mise à gémir différemment. Elle commençait à avoir mal. Nous nous sommes séparés. Transpirants. Gênés.

Je n’étais probablement pas dans les meilleures dispositions pour recevoir Eva, mais il n’y avait pas que ça. Je n’avais jamais eu de sentiment pour elle. De la tendresse certainement, de la compassion pour son histoire également, probablement aussi  une certaine forme d’instinct paternel, l’envie de la protéger d’un monde qui l’avait tant blessée. Mais au fur et à mesure de mon voyage, enchainant les adieux et parfois les déceptions, j’ai instinctivement appris à ne pas trop m’impliquer dans des histoires de quelques semaines. Ça a été encore plus facile avec elle, une petite nympho disant détester le romantisme, habituée aux relations courtes et sachant différencier le sexe de l’amour. De toutes les filles que j’avais rencontrée, c’était semble-t-il le profil le plus approprié pour une romance passagère. Le deal, posé dès le départ au Pérou, était clair, et elle l’avait accepté en riant : je partirais bientôt, nous avions quelques jours pour profiter de la vie et garder de bons souvenirs.

Mais elle n’avait que dix-huit ans, et on n’est pas sérieux quand on a dix-huit ans. Il faut croire que malgré tous ses partenaires, j’avais été le seul à lui donner la tendresse et l’attention qu’elle espérait. Ou peut-être n’avait-on jamais écrit sur elle. Ou bien ai-je été celui qu’elle n’a pas réussi à contrôler par le sexe.

Je n’aurais jamais cru qu’elle puisse tomber amoureuse.

J’aurais aimé terminer notre relation à Sullana, sur le quai de la gare des bus, mais j’avais accepté de la revoir par faiblesse. Quand sur Facebook quelques jours plus tard elle a publié mes photos, puis au cœur d’une discussion lancé un « te amo » je n’ai su comment réagir. Voyant mon silence, elle a prétexté une blague. Ça nous a convenus à tous les deux. Et quand elle a continué à me raconter les malheurs de son adolescence, alors que j’étais déjà fragilisé émotionnellement par les défaites du poker, j’ai eu encore moins de courage pour lui demander d’annuler sa venue.

L’humain a ceci d’étrange qu’il ne désire que ce qu’il ne parvient pas à obtenir. Notre relation à Sullana avait été excitante parce qu’elle était interdite, dangereuse, et accompagnée de quelques fantasmes de plage et de films. J’avais aimé sa sauvagerie et son orgueil, tout ce qui la rendait inaccessible et différente. Je crois même que j’avais espéré inconsciemment pouvoir faire ressentir une flamme à cette assoiffée de sexe, cette gamine déjà blasée de tant d’expériences.

Et j’avais réussi, au-delà de mes attentes. Elle était là à Cuenca, métamorphosée, amoureuse, entièrement disponible. Elle aurait été prête à rester avec moi si je lui avais demandé, et c’est précisément ça qui m’a ôté tout envie de le faire.

Nous avons passé le plus clair des trente-six heures de son passage dans la chambre, sortant de temps en temps pour manger, jouer les touristes amoureux en prenant des photos sur la cathédrale, ou nous balader. Juste avant son départ, je l’ai présentée à Priscilla. Elles n’avaient absolument rien à voir. L’une péruvienne, délurée, à la vie complètement chaotique, enchainant les mecs et changeant d’études tous les six mois, et l’autre Equatorienne, plutôt conservatrice, rangée avec son copain depuis longtemps et presque avocate. Ça a été amusant de voir ces deux filles qui n’auraient jamais pu parler ensemble autrement que par mon intermédiaire échanger sur leur manière de voir la vie, même si la Chata disait un peu n’importe quoi. Je me souviens avoir eu honte d’elle quand elle a commencé à parler de certaines stupidités qu’elle avait faites, et s’enorgueillir de sa rancune ou de son obstination démesurée. J’ai été content qu’enfin l’heure arrive et que je puisse l’accompagner à la gare.

Elle n’a pas du comprendre exactement ce qu’il se passait. Déjà puisqu’il m’a fallu moi-même un certain temps pour analyser tout cela, et puis aussi car tout n’était pas blanc ou noir. Au final, nous avions passé un joli weekend plein de sexe et de tendresse, et en dépit du fait que nous ressentions tous les deux un vague malaise, je pense qu’elle espérait encore secrètement me revoir. Nos adieux ont été beaucoup moins émouvants cette fois-ci, beaucoup plus rapides, et sans allusion à une éventuelle retrouvaille.

 cuecnca

Dans le taxi qui m’a ramené au centre-ville, j’ai ressenti un immense soulagement. C’est une métaphore cruelle, mais c’était la vérité : j’ai littéralement eu l’impression qu’on m’avait retiré des chaines. Et J’ai compris à ce moment-là.

Je suis parti en Amérique du Sud oppressé par un quotidien pesant, abrutissant, un travail que je n’aimais plus. Je pensais que je partais pour l’aventure, pour le poker, pour les filles, mais ce n’était pas le cas.  C’était autre chose. Je ne le savais pas encore moi-même, et ce n’est qu’au bout de deux mois de voyage que je l’ai ressenti pour la première fois, grâce à Parkinson, ma fière bécane paraguayenne. Seul à 100 à l’heure, une nuit de déprime dans les rues désertes d’Asuncion, j’avais pour la première fois éprouvé au plus profond de moi ce sentiment de puissance incroyable : la liberté.

Tout ce que je suis et tous les choix importants que j’ai faits depuis ont été la conséquence de cet unique shoot qui m’a rendu accroc. Quitter Thalia, la seule que j’avais vraiment aimée. Décider à Lima de ne plus rentrer en France. Continuer à voyager seul. Abandonner Parkinson quand elle était devenue un fardeau. Abandonner Eva, alors que je m’étais promis de l’aider, et ne voulais pas me comporter comme tous les autres connards qu’elle avait rencontrés.

Je savais que j’aurais pu l’aider à s’en sortir par ma simple présence, par mes conseils, mais j’ai décidé d’être égoïste. Oui, je m’étais attaché à elle, mais j’étais beaucoup plus attaché à ma liberté. C’était probablement la raison pour laquelle avant elle, je n’avais jamais revu aucune des filles rencontrées sur la route. C’est probablement la raison pour laquelle j’ai refusé de la revoir quand elle est venue en Colombie il y a quelques semaines, choisissant innocemment les destinations dont je lui avais parlées.

Au lendemain du départ d’Eva, j’ai fait mes adieux à Priscilla et continué à faire ce que je savais faire de mieux : voyager seul. Le lendemain matin, j’étais arrivé dans la capitale du pays. Quito.

 

 prochain article : Quito la morose

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N’oubliez pas  : 

– Posez-moi vos questions sur et j’y répondrai en vidéo dans la vidéo d’octobre !

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20 Comments

  1. says:

    Hey Jonathan, j’ai bien aimé ton article.
    On y ressent une forte remise en question et ce à tous les niveaux; j’ai apprécié ton honnêteté. Cette remise en question est une vraie force parce qu’elle te permet te devenir meilleur. Et ta liberté te permet de te vider l’esprit et de tout reprendre à zéro.
    J’attends avec impatience de lire ce nouveau départ, à moins que je ne me trompe complètement?

    • non, tu ne te trompes pas, mais tu anticipes un peu…
      Il faut d’abord toucher le fond pour pouvoir trouver l’impulsion de remonter 😉

      • Estelle says:

        Ooohh… Suspens, suspens!
        Étant donné que tu es dans le top 10 des meilleurs blogs voyages, peut-on espérer de lire le prochain article dans moins d’une semaine ?
        PS: j’ai regardé qui étaient tes concurrents, tu as vraiment toutes tes chances de l’emporter. M****!

        • Ahaha non…Il est loin le bon temps des début du blog ou j’arrivais à écrire un article par semaine.
          Faudra attendre 2/3 semaines minimum ( probablement je publierai pour l’annonce des resultats).
          J’ai pas encore décidé exactement de la structure des 2 prochains articles, mais l’un des deux sera certainement dans le top 3 du blog, et peut etre meme le meilleur… Mais il va me falloir un certain temps pour l’écrire !

          merci pour les encouragements, oui, j’y crois aussi !

  2. says:

    Triste et beau.
    Un de mes billets préférés…

  3. Romuald says:

    Quand tu ne fais pas le guide touristique, tes articles c’est les nuts.
    Là, c’est toi que tu poses sur du papier et c’est vraiment agréable de te lire quand tu y mets tes tripes!

  4. says:

    INTERESANTE, MUCHO QUE PENSAR

  5. mike says:

    Superbe article! Définitivement le plus tripant. J ai aimé ta facon de ne pas te bleuffer toi même avec la chatta 😉 GG

  6. nicowar says:

    Sensation très différente à la lecture de cet article, j’en ai mal au ventre! superbe narration!

  7. Kevin says:

    Je viens de découvrir ton blog grâce à « Voyager Loin ».
    Je n’ai qu’une chose à te dire : excellent. Ta plume est incroyable et ton aventure l’est tout autant.
    Tu es dans mon top 3 des blogs voyage !

  8. D8 says:

    moi c’est dans le top 1 des blogs poker!
    c’est drôle!
    mais en fait c’est un blog sur la vie et la liberté, tout simplement

  9. Greg says:

    L’erreur n’est pas forcément là où on le croit

    Bonjour Jonathan,

    J’ai lu ton blog et le trouve très intéressant, véritable ode aux voyages, à l’envie d’entreprendre, à la liberté !

    Je suis également passionné de poker, et, bien que tu ais fait preuve d’une grande introspection et de justesse dans ton analyse, je suis étonné par le passage suivant :
    « Le pire, c’est que je réalise qu’en agissant de manière plus standard et en surrelancant préflop, […] j’aurais gagné un joli pot de 200 blindes au lieu d’en perdre un de 160… »

    Je pense que c’est cette pensée qui t’a été la plus couteuse, lors de ce séjour.
    Elle est puissamment « result oriented » mais ça tu dois le savoir, mais surtout, c’est cette pensée qui t’a fait perdre beaucoup plus d’argent par la suite. C’est d’avoir pensé cela qui a le plus détériorer ton jeu (plus que d’avoir perdu la main !)

    Juste payé avec AA était peut-être une erreur compte-tenu du métagame, mais tu ne peux pas t’en blâmer à ce point-là.
    Je trouve que tu es dur avec toi-même sur cette main, car tu as su limiter la casse au flop, turn et river.

    Je ne t’écris pour te parler d’une main, mais pour te dire que, maintenant que tu as progressé dans le fait de reconnaitre tes erreurs, sois indulgent avec toi-même, c’est le meilleur moyen pour ne pas tilter. :-)

    • hello l’ami

      poruquoi penses tu qu’il faut être indulgent avec soi meme? Mon apprentissage au poker m’a orienté au contraire a être assez impitoyable envers moi meme et à traquer toutes mes erreurs pour les corriger.

  10. Greg says:

    Salut Jonathan,

    Pour répondre à ta question :
    Je t’ai conseillé d’être « indulgent avec toi-même » pour ne pas tilter.

    Car en effet, il est important de reconnaitre ses erreurs pour progresser, comme tu as pu l’évoquer plusieurs fois dans ton blog. Cependant, lorsque l’on joue il est également très important de rester serein.

    Rester serein, cela signifie reconnaitre ses erreurs mais ne pas s’en vouloir outre mesure.
    « L’indulgence » n’est pas le fait de ne pas traquer tes erreurs, mais le fait de savoir se remettre en selle après avoir constaté une erreur dans son jugement sur un coup.

    Rester serein, c’est éviter de te dire que tu aurais « du » gagner un pot de 200 BB alors que ce qui compte c’est uniquement d’analyser la qualité de ton jeu. (voir ci-dessous ‘Analyse Technique’)

    Rester serein, c’est constater que tu aurais pu perdre ta cave sur ce coup si tu avais go broke au flop.

    Rester serein, c’est constater que c’est seulement un concours de circonstances très favorables qui aurait pu te permettre de remporter un gros pot contre le AJ du fish. (si tu avais raté une rencontre en flat-call AA contre KK préflop d’un joueur serrure ayant open UTG et obtenu un flop Axx, tu aurais eu beaucoup plus de raisons de t’en vouloir).

    Rester serein enfin, c’est ne pas se donner des objectifs en terme de résultats sur une session.
    Comme tu le dit, tu as péché par orgueil durant cette session ce qui t’a poussé à de graves erreurs.

    Mais « L’erreur n’est pas forcément là où on le croit ».
    L’orgueil t’a poussé à mal joué préflop en étant trop « gourmand » peut-être.

    Mais l’orgueil t’a surtout poussé à tilter après cette main, qui n’était pourtant pas horriblement mal joué en dépit de ton manque de lucidité concernant le métagame.

    Analyse Technique :
    Préflop :
    A chaud tu as eu tort de trap en payant simplement le raise avec AA au bouton.

    Cependant, la main qu’a révélé « prudent » montre que, le concernant, tu as bien fait de trap car il est « prudent » justement et aurait jeter sa main préflop contre un raise.
    Concernant le fish, tu aurais pu le déstack en raisant pour l’isoler, mais tu aurais pu aussi le faire fold car étant donné qu’il est très large, tu le vois sur ATC donc il ne va pas forcément te suivre préflop avec ATC. (il se trouve qu’il avait AJ et aurait fait top paire t’assurant une belle livraison – mais ça tu ne pouvais pas le savoir !).

    Tu n’as pas tenu compte de la dynamique dont tu as fait une erreur OK. Mais hors de cette dynamique des arguments pouvaient te pousser à flat call. Tu as la position, tu as un gros edge post-flop… (le plus souvent, l’un ferra top paire et l’autre n’aura pas mieux).

    Flop :
    C’est surtout là on je trouve que ton analyse est incorrecte, car tu critiques vertement également ta façon de jouer. Il s’agit pourtant de la street que tu as le mieux joué. Tu as la position, tu en profites pour contrôler la taille du pot. Rien à dire.
    Si tu avais raisé pour tout mettre au flop, tu y aurais laissé ta cave …

    Turn :
    Rien à dire call standard.

    River :
    Tu paies mourant et tu as « honte de ta main ». Je ne comprends pas pourquoi tu en as honte.
    Tu aurais pu éventuellement au contraire payer en leur disant un truc du genre « j’ai deux As, je suis certainement battu, mais tu mises tellement peu qu’il suffit que je sois devant une fois sur 8 pour que le call soit rentable. Hors je n’exclut pas totalement que tu ais KK ou QQ donc je suis obligé de payer. »

    Ton objectif était a priori de leur donner « du spectacle ». Leur expliquer pourquoi tu es obligé de payer avec AA alors que tu es assez bon pour te penser souvent derrière, leur expliquer que tu as pot contrôle, ça peut être du spectacle.

    Ils t’auraient certainement chambré sur le fait que tu n’avais pas raisé préflop. Tu aurais pu alors leur dire que tu aimes varier ton jeu. Que quand on est capable de contrôler la taille du pot en position, cela peut être rentable de payer avec AA. (le fish ne t’aurait certainement pas dit « Au vu de l’historique, je t’aurais payer avec AJ et j’aurais tout perdu contre toi, c’est dommage).
    Après, tu aurais pu aussi cacher ta main sans en avoir honte, c’est le mieux si tu veux simplement gagner de l’argent sans penser au « spectacle ». Next hand.

    Enfin, je dirais que tu as raison d’être impitoyable avec toi-même et que c’est comme cela que l’on progresse.
    Mais être impitoyable, ce n’est pas s’en vouloir à mort quand on perd un gros pot.
    Ce n’est pas perdre un set up et se demander 100 fois si on aurait pu l’éviter (car le plus souvent la réponse est NON).

    Etre impitoyable, c’est chercher sans cesse les petits endroits où l’on peut faire la différence.
    Etre impitoyable c’est traquer tous les petits détails qui peuvent augmenter notre « Non-Showdown Winnings ». C’est traquer tous les spots de thin-value…

    Etre impitoyable c’est trouver le juste équilibre entre l’excès de confiance en soi, et l’excès d’autocritique quand la chance n’est pas au rendez-vous.

    A+
    Greg

    • C’est hyper intéressant, et c’est super que tu aies fait ce long post, car c’est une réflexion que je fais sur d’autres domaines de ma vie en ce moment. Oui, on peut être impitoyable, avoir beaucoup d’exigence pour pouvoir essayer d’atteindre des objectifs ambitieux, mais trop d’exigence est intenable sur le long terme, et il faut parfois savoir relâcher la pression, admettre sa part de faiblesse, pour ne pas tilter… Au poker comme dans la vraie vie :)

  11. Greg says:

    Salut Jonathan,

    Et oui, notre « part de faiblesse », c’est ce qui nous rend humains.

    Après avoir appris à admettre ses erreurs, le second pas vers moins d’orgueil, c’est d’admettre que malgré tous nos efforts pour déceler nos imperfections et pour les corriger, nous ne serons jamais parfaits.

    Comme tu le dis, ceci est vrai aussi bien dans la vie qu’au poker.

    Dans le poker, il y a en plus l’acceptation que l’on peut perdre plusieurs sessions successives, même en jouant beaucoup mieux que ses adversaires.

    Le poker nous apprend à être très exigeants envers nous-même en terme de « moyens », tout en évitant d’être trop exigeants en terme de « résultats ».

    Ce n’est pas facile au départ, c’est une bonne école pour certaines disciplines professionnelles. (Certains commerciaux peuvent travailler des semaines voire des mois sans rentrer d’affaires, et puis en gagner plusieurs coup sur coup sans n’avoir rien changé dans leur stratégie…).

    Au poker comme dans la vie, il faut apprendre à rester exigeant en terme de « mobilisation », même (et surtout) quand les résultats ne suivent pas…

    « Savoir relâcher la pression » revêt deux aspects différents selon moi :

    – Accepter que malgré tous nos efforts on ne réussit pas tout ce que l’on entreprend, pour des raisons indépendantes de notre action

    – Accepter que l’on puisse aboutir à un échec alors que l’on aurait pu réussir en agissant autrement, et en tirer les conséquences pour le futur ; sans avoir de regret concernant le passé.
    A+
    Greg

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