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Merde !
Le tonnerre, les éclairs, des torrents d’eau tombent du ciel…
Il faisait tellement beau ces derniers jours que je n’ai même pas pensé à regarder la météo la veille. Impossible de prendre la route dans ces conditions. Je suis condamné à attendre, et ça m’emmerde un peu, car en ce moment il fait nuit à 17h, et que j’ai 300 km pour rejoindre Nati à Tobati dans le Nord d’Asuncion. Je décide de profiter d’une accalmie pour me rendre dans le centre, histoire d’acheter quelques éléments qui manquaient à la moto, ainsi qu’une protection contre la pluie. Puis je reviens à la maison trempé, mais au moins, l’orage s’est éloigné et les gouttes ne tombent plus que par intermittence. Ouf.
J’installe mon sac sur la moto, enfile ma « combinaison » (une bâche en plastique qui donne l’impression qu’elle va se déchirer au premier choc), des sachets dans les chaussures pour garder les pieds secs, puis prends mon dernier repas avec Richard et sa famille.
Les adieux se font avec le sourire, simplement, à l’image du reste de mon séjour chez eux. Je retiendrai cette hospitalité tranquille, sans effusion. Le partage de leur quotidien, les dîners en famille, en silence, comme si j’étais leur huitième frère. Une de mes plus belles expériences de couchsurfeur, dans ville la plus laide et la plus dangeureuse qu’il m’ait été donné de parcourir.
Vers 14 heures, une éclaircie, et j’en profite pour me lancer. Laborieusement.
Au bout de 10 minutes, je dois m’arrêter pour fixer mon sac qui est tombé. Les pieds dans l’eau, je me rends compte que les sachets dans mes chaussures ne sont pas imperméables.
Au bout de 30 minutes, sorti de Ciudad del Este, la pluie reprend, et je me rends compte que mon manteau lui non plus n’est pas imperméable.
Au bout de 90 minutes, trempé, je m’arrête pour faire une pause dans une petite ville à tiers chemin. Appuyé sur ma moto, sous le soleil qui pointe enfin, la pression retombe temporairement et j’aime ce moment. Le café qui me réchauffe les mains et le corps, le regard curieux du serveur qui me l’a apporté, et des paraguayens qui me croisent et se demandent ce que fout ce jeune blanc au milieu de leur bled. Je sens poindre une sensation nouvelle qu’à ce moment je n’arrive pas encore à définir…
Contrairement à ce qu’on m’avait annoncé, la route est facile, et de bonne qualité. Une simple voie, en ligne droite, avec quelques collines de temps en temps, et des villages tous les vingts kilomètres. Pas de grande difficulté, si ce n’est les camions qu’il faut dépasser parfois, et la concentration permanente qui fatigue. La nuit commence à tomber quand j’arrive à Caaguazu après 250 km et quatre heures de route. Richard me rejoint sur la place principale. A deux sur la moto avec nos sacs et de nuit, nous allons rejoindre Nati et Diego à Tobati.
L’entrée du village, la route est bloquée par une caravane de motos, voitures, et piétons qui suivent en dansant la fanfare qui les mène au lieu de la fête. Nous nous joignons au cortège et roulons jusqu’à un grand pré en périphérie. Des tentes dans lesquelles mijotent des spécialités locales longent un carré d’herbe d’une vingtaine de mètres de côté entouré d’une palissade.
La foule s’amasse autour, et regarde les concurrents participer aux diverses attractions de la soirée : des courses en sac de patate, un foot avec une balle enflammée, une corrida avec un faux taureau aux cornes embrasées, l’escalade d’un mat imbibé d’huile. Le tout dans des déguisements de fortune, et sous les cris moqueurs du public . Ca ressemble un peu à des célébrations que j’ai pu voir dans la campagne catalane ou sicilienne, complètement païen, ringard, drôle et simple à la fois.
On se marre bien tous les quatre, et ils me proposent d’aller voir une femme qui lit l’avenir dans les cartes. D’humeur curieuse et ironique, j’accepte. C’est la première fois de ma vie que je fais ce genre de trucs. Dans la queue, l’une des filles qui attend nous révèle qu’elle vient la voir chaque année et que certaines de ses prédictions se sont réalisées… Hoho !
Seule Nati m’accompagne à l’intérieur pour prendre les photos. L’ambiance ici est plus tranquille, la musique atténuée et les bougies donnent au lieu un petit air mystérieux tout à fait approprié. Pour 10 000 guaranis ( 2 euros ) j’ai le droit de lui poser trois questions…
– Combien de temps va durer mon voyage? Je retourne trois cartes.
– Je vois un loooong voyage mon garçon… Oh ouiii un looong voyageee… Avec beaucoup de rencontres, beaucoup de femmes et d’argent, et beaucoup de chemin à parcourir… Que veux-tu savoir d’autre?
Bon, ok, merci pour la révélation. Grande faculté de déduction… Je suis un peu frustré là. Je décide de sortir des sentiers battus.
– A quel âge vais-je mourir? Nati sursaute, et je tire trois cartes
– Ohhh très vieux mon garcon… Tu vas mourir très vieuuux, après tes soixante ans ( cool, moi qui pensais m’écraser en moto). Est ce que tu bois?
– Pas trop
– Tu fumes?
– Non
– Tu te drogues?
– Non plus
-…
-…
– Ohhhh, mais je vois, tu vas mourir d’une maladie… Très vieux… Je vois une longue vie pleine de bonheur et de femmes et d’argent… (ouais c’est bon j’ai compris)… Que veux-tu savoir d’autre? Argent, succès, amour?
– hmmm chepa moi…
– Amour? Copine? amour?
– Bof, vous allez encore me dire des généralités toutes pourries ( ah non ça je l’ai juste pensé en fait)
– Amour? Amour ? AMOUR ???? Bah, si elle insiste…
– Qui sera ma prochaine copine? Trois cartes. Et c’est là que ça devient marrant, parce qu’enfin elle va prendre des risques…
– Je vois une feeeemmeeee, oh oui une femme, et elle aura un enfant ! ( what??). Ca sera une femme avec un très fort caractère, et elle aura un enfant, et vous vous aimerez mais vous vous disputerez sans arrêt!
– Huhuuu..
– Oui, voila ce que je vois pour toi mon garçon… Hmm et une dernière chose ( elle regarde Nati ), tu dois faire un peu moins confiance aux gens, oui, tu fais beaucoup trop confiance aux gens ici…
On sort. Je souris, ça m’a fait marrer. Sauf peut-être la dernière réponse… C’est marrant, j’offre facilement ma confiance à l’étranger. Ca fait partie de ma philosophie de voyageur, mais le fait qu’elle me le fasse remarquer me laisse perplexe..Je ne vois pas trop comment elle pouvait le savoir. Ce tout dernier point me laisse un peu pensif, et brise un peu l’ironie qui m’accompagnait quand je suis entré.
La soirée continue, se calme peu à peu, les gens s’en vont. On fait une petite session photo avec Nati qui en bonne professionnelle me donne des conseils.
Vers minuit, nous décidons nous aussi de rentrer à Asuncion. J’étais censé faire la fête dans le centre avec Lauri ce soir-là, mais la fatigue et la saleté me décourage. Nous nous rendons directement à San Lorenzo, dans la banlieue de la capitale, où nous dormons chez une copine de Richard. Le trajet est horrible. Une heure dans la nuit et le traffic d’un samedi soir dans la capitale, avec le poids de Richard et de nos deux sacs à l’arrière, et la maison de sa copine impossible à trouver. On se perd quelques fois, et quand nous arrivons enfin à destination, il est 2h du matin et j’ai fait sept heures de route dans la journée. A peine le temps de faire connaissance avec mes hôtes, je m’écroule, épuisé mais heureux d’être arrivé sain et sauf, moi qui ne savait pas conduire une semaine plus tôt.
Le lendemain c’est la journée des adieux. Leti qui est à Asuncion pour ses études m’a invité à manger avec elle. Nous nous rejoignons, passons les derniers moments ensemble, et elle doit rentrer à Ciudad del Este. Mais quand je lui annonce que je me rends de mon côté à Aregua pour rejoindre Nati, elle décide de venir elle aussi et de me montrer un endroit qu’elle connait. C’est ainsi que nous la suivons en moto et arrivons tous les quatre dans un lieu absolument incroyable : la Casa Amarilla. Après quasiment un mois de baroude au Paraguay c’est mon tout premier « wow effect ». On passe un portail, et on débarque dans un immense jardin. Au milieu, une magnifique demeure d’architecture coloniale qui parait-il fut la résidence d’un président paraguayen.
Leti qui a l’habitude de venir ici, nous présente au mec qui tient le lieu, Sergio, un artiste paraguayen qui y travaille toute l’année. A l’intérieur, c’est magnifique. Des mosaïques au sol, des portes en bois travaillé, des hauts plafonds, des oeuvres d’art partout, de la musique. Je tombe immédiatement amoureux de l’endroit. Sergio nous fait visiter, nous explique que la casa est utilisée par des artistes en résidence et nous montre les ateliers, le jardin, les chambres, les dortoirs…
» Les dortoirs?
– oui on fait aussi hostel ici
– vous avez de la place?
– oui, il n’y a personne en ce moment »
Je cherchais un endroit pour rattraper mon retard sur l’écriture de mon blog, le voila! Je m’installe dans une chambre magnifique, et sens déjà l’inspiration monter ! Leti doit partir à Ciudad del Este avant la nuit, et nous faisons nos adieux. Tristes sourires.
Puis, toujours avec Richard, nous revenons en moto à San Lorenzo récupérer nos affaires. Je le dépose à la gare des bus, encore des adieux puis rejoins Lauri dans un bar, pour passer avec elle ma dernière soirée à Asuncion. Elle travaille le lendemain, et ne peut pas rester tard, mais pourtant l’heure avance et aucun d’entre nous ne se résoud à partir. La boule dans la gorge, sur le parking, nous nous séparons. C’est la quatrième fois que ça arrive, sauf que cette fois, nous savons tous les deux que c’est la dernière fois. Nous ne nous reverrons probablement jamais. Et je suis d’autant plus triste qu’en deux mois de voyages, c’est la personne à laquelle je m’étais le plus attaché.
Je prends la moto et rentre à Aregua.
Ce qui m’est arrivé à cet instant, j’ai encore du mal à le définir.
Et en écrivant ces mots, quasiment deux mois plus tard, dans la chaleur de l’hotel argentin où je suis en ce moment, je sens des frissons parcourir mon corps.
Je viens de quitter Lauri, lundi, deux heures du matin, il fait un peu froid et Asuncion, cette ville habituellement bruyante et congestionnée, est complètement déserte. Je roule sur le périph, mon sac à l’arrière, à 120 à l’heure. Peu à peu l’amertume des adieux s’évapore dans la vitesse.
Je réalise que désormais, je suis seul, et que je ne dépends plus de personne. Le poker m’a offert la possibilité de faire ce que je veux, désormais la moto me permets d’aller où je veux. Je peux m’arrêter, repartir quand bon me semble, je suis affranchi de toutes les contraintes qui pesaient sur moi lorsque j’étais en France.
Et je sens quelque chose monter dans mon ventre, dans ma tête, dans tout mon corps. C’est une satisfaction à la fois intellectuelle et physique. Un sentiment de puissance incroyable, sourd, omniprésent.
J’accélère au maximum, je me sens invincible. Immortel.
De ma vie entière, je n’avais jamais éprouvé un sentiment aussi intensément.
La liberté.
je kif vraiment ton roman ;):)