Résumé de la saison 1.
Engourdi dans une vie routinière et une carrière professionnelle qui ne me convenait plus, j’ai trouvé dans l’une de mes passions un échappatoire, et me suis lancé en avril 2013 dans un “World Poker Trip”, un tour du monde financé par le poker. Les débuts furent tonitruants, les victoires françaises, brésiliennes et paraguayennes s’enfilant comme des perles, et bientôt ne sachant plus que faire de mon argent, je me suis acheté sur un coup de tête la tremblante Parkinson, une moto chinoise qui allait donner à mon voyage une toute autre intensité. Etant désormais délesté de mes frustrations françaises grâce à la distance, de mon travail ennuyeux grâce au poker, et des contraintes du voyage grâce à ma moto, j’ai enfin pu connaître l’euphorie de la liberté. Et après y avoir goûté, j’étais décidé à tout faire pour ne plus revenir à ma vie d’avant.
Mais la réalité reprit petit à petit le dessus. Mes premières défaites sur les clandestines argentines et boliviennes, les galères du voyage, puis les histoires d’amours sabotées me firent comprendre que je ne m’en sortirais pas si facilement. Le poker n’était plus l’insolente répétition de succès qu’il avait été, et bientôt, je me suis convaincu que la seule manière de pouvoir continuer à voyager au delà de la première année était d’écrire un livre ou de trouver un sponsor. C’est à cette tâche que je me suis attelé, avec l’intuition que rendre populaire mon aventure me permettrait de décrocher ces objectifs. Ce fut le cas. Enchainant les articles du blog et les interviews en parallèle du voyage, j’obtins bientôt la proposition tant espérée d’un éditeur parisien puis, peu après, celle de Montagne Poker, qui me proposait un partenariat.
Tout semblait aller à merveille, si ce n’est le poker. A dépenser tellement d’énergie à essayer de me sauver par d’autres moyens, je ne travaillais plus suffisamment mon jeu, et ma bankroll autrefois si pimpante commença à osciller dangereusement, puis à franchement décliner durant mon désastreux passage en Equateur, jusqu’au brokage fatal lors d’une étape du Colombia Poker Tour, à Pereira, dans le sud du pays. Un brokage qui signifiait la fin d’une belle histoire, mais aussi l’échec du World Poker Trip… Et de ma recherche de liberté.
Voila où nous nous en étions arrêtés…
Comment se sent-on quand le rêve d’une vie s’est effondré? Quand pendant un an, on a réussi peu à peu à se défaire de toutes ses chaînes, de ses croyances, de ses complexes. Qu’on a retiré ses fringues une par une, qu’on a osé se mettre à poil, pour ne se couvrir que d’un fragile manteau de bonheur. Comment se sent-on quand une bourrasque fait s’envoler ce vêtement si chaud, mais si léger, et que le vent glacial de la réalité nous enveloppe? La réponse est simple : on a froid. Et même dans la chaleur tropicale du Sud de la Colombie, on tombe malade. Mais comme nos habits sont invisibles, inconscients, on a beau tousser, suer, éternuer, grelotter. Déprimer. On n’a aucune idée de pourquoi l’on est si mal.
Ce 20 juin, à Pereira, personne n’a su que je m’étais broke (ruiné). Ni les joueurs à table. Ni mon couchsurfeur qui m’hébergeait cette nuit-là. Ni mes lecteurs. Ni ma famille. Ni mon futur éditeur. Ni mon futur sponsor. Personne.
Pas même moi. J’ai refusé de le voir.
Ce n’est pas juste une métaphore d’écrivain : j’ai effacé cette déroute de ma mémoire, la transformant inconsciemment en une simple défaite, un peu plus dure que d’habitude, certes, mais acceptable. J’ai refusé de faire sur mon portable, où je consignais mes résultats, la dernière soustraction qui indiquait l’évidence : zéro. Dans les semaines qui ont suivi, le fichier s’est laissé tranquillement oublier sous les notes plus récentes.
Pourquoi un tel refus ? Parce que mon cerveau ne pouvait admettre l’horreur de la réalité. Parce que faire cette dernière soustraction, voir ce zéro , c’était m’obliger à constater que j’avais échoué. C’était réaliser que malgré tous mes efforts, tout mon orgueil, tous mes espoirs, je ne serais jamais professionnel de poker. C’était rentrer en France. C’était faire mes adieux à cette vie si excitante et revenir à la routine que j’avais appris à haïr chaque jour un peu plus, à mesure de mon émancipation. C’était tout cela, avec en prime l’échec poisseux qui me collerait à la peau pendant des années.
C’était également être humilié publiquement. Le World Poker Trip, je l’avais désiré si ardemment, était désormais connu, et suivi par des milliers de personnes. Trop de monde. Trop de pression. Je n’étais pas prêt à recevoir la peine de ceux qui s’étaient projetés en moi, qui m’avaient aimé, et encore moins la jubilation revancharde de ceux qui m’avaient détesté, sans s’en rendre compte, parce que je réussissais ce qu’ils n’avaient jamais osé entreprendre. Pas prêt à bouffer dans les dents les “J’te l’avais bien dit, c’ était trop dur, tu pouvais pas réussir”, les “ Pas de bol, tu vas devoir rentrer à Lille, ça caille en ce moment, lol”, les bashs, les commentaires malveillants, l’ironie, l’oubli.
Et puis surtout, je n’étais pas prêt à remettre en question les deux plans de sauvetage du voyage : le sponsoring et le bouquin. Montagne Poker allait-il vraiment oser se laisser représenter par un mec qui s’était broke à quelques semaines de la signature du contrat ? Et mon éditeur, allait-il accepter le manuscrit d’un gars qui avait eu “ les couilles”, comme il disait, mais pas la capacité d’arriver jusqu’au bout?
Difficile de dire ce qu’il se serait passé si j’avais avoué publiquement mon brokage. Aurais-je du affronter ce que je craignais, ce lynchage public et ses conséquences terribles sur ma vie ? Ou au contraire, une vague de solidarité de la communauté, le sponsor et l’éditeur arrivant en sauveur, pour aider le mec qui avait essayé de toutes ses forces, mais raté ? Ou peut-être encore un évitement ? Plus personne pour me suivre, je n’existe plus. La même chose que lorsque l’on détourne le regard lorsqu’on croise un clochard dans la rue, par honte de ne pas l’aider. Aucune idée. Peut-être un peu des trois. Peut-être un autre scénario. En tous les cas, à ce moment-là, je n’étais pas lucide, et surtout beaucoup trop fragile pour tout remettre en question. Mon cerveau a tranché pour moi. Il a tout enfoui. Ce jour-là, à Pereira, il ne s’est rien passé.
J’ai effectué, pour la première fois du voyage, un cash in, c’est à dire un transfert entre mon compte personnel, où m’attendaient sagement mes économies d’architecte inutilisées, et ma bankroll poker désormais vide. 1000 euros. De quoi tenir tranquillement un mois, le temps de recevoir mon premier salaire par Montagne Poker, avec qui les négociations étaient désormais presque terminées. Un virement immédiatement oublié. Tout continuait comme avant. J’étais toujours le mec plein de succès et de liberté, le mec qui ne trichait pas, qui certes était un peu en galère niveau poker, mais ça allait s’arranger. Le mensonge, même à moi-même, plutôt que l’insoutenable.
Les psychanalystes appellent cela un déni. Quand une réalité est insupportable, pour garder l’équilibre, pour survivre, on la refoule, on la modifie, ou on en invente une autre. Sans même s’en rendre compte. Les survivants de guerres, les enfants maltraités, les femmes violées, et sans aller jusqu’à ces extrêmes, tous ceux qui vivent, ou ont vécu une vérité impossible à admettre, connaissent le phénomène. Un film que j’adore en parle également : Fight Club. Comme dans le blockbuster étasunien, j’ai commencé à me dédoubler. D’un côté, Edward Norton, le vrai moi, celui qui avait tenté mais raté son rêve, celui qui aurait du rentrer en France et revenir à sa vie monotone, l’architecte raté, le mec qui galérait avec les françaises, qui complexait, qui jouait plutôt pas mal au poker, mais perdait à cause du tilt et de la fatigue. Le mec honnête, mais imparfait. En face son double. Mon orgueil. Riche, voyageant sur sa moto de beau gosse, baisant des latinas sublimes, sponsorisé par une grande marque de poker, publiant un bouquin, jouant le plus grand tournoi du Monde après 2 ans et demi de voyage. Celui a qui tout réussissait. Une image de pub. Un fantasme. Celui du mec que je rêvais d’être. Brad Pitt en Amérique du Sud.
Comme dans Fight Club, j’ai vécu ce dédoublement après un événement traumatisant, et il m’a fallu du temps, de l’incompréhension, beaucoup de douleur, et surtout, le choc du retour en France, pour enfin voir que les deux Jonathans, celui qui avait échoué et se terrait bien loin, et celui qui avait réussi et s’affichait partout, étaient en fait la même personne. Que de Pereira jusqu’à Las Vegas, pendant près d’un an, la tête dans le guidon, j’ai été incapable de voir la réalité. Incapable de constater que j’étais entrain d’oublier une part de moi même. Incapable de voir que la deuxième saison du World Poker Trip, dont j’écris aujourd’hui, avec un an de recul, le premier chapitre depuis mon studio en France, avait été un demi-échec.
Vous ne comprenez peut-être pas ce que je raconte. Ou probablement me trouvez-vous trop dur. Parler d’échec alors que j’ai vécu deux ans et demi seul, à moto, en Amérique vous paraît excessif, voire même stupide. Et si vous lisez cet article à côté d’une fenêtre qui donne sur une ville pluvieuse et triste, ou sur votre portable dans la douce promiscuité du métro parisien, cela peut même vous sembler agaçant, voire insultant. Mais attendez un peu. Donnez-moi le bénéfice du doute. Faites-moi un peu confiance. Si je fais bien mon boulot d’écrivain, vous comprendrez bientôt. Et puis à la limite, agacez-vous si ça vous chante. Vous avez de quoi. Je viens de gâcher la fin du film avant même de commencer à raconter l’histoire. Quel con. J’aurais probablement du, comme dans Fight Club, vous montrer un scénario super excitant, jusqu’au twist final de ouf où tout s’effondre, mais c’était trop difficile à écrire. Et puis, je n’avais aucune envie d’attendre un an et 29 chapitres pour vous dévoiler tout cela. J’ai choisi de me la jouer Titanic : tout le monde sait que le bateau coule à la fin, et que ça va être triste, mais après tout, ce qui est intéressant, c’est de savoir ce qu’il se passe pendant le naufrage, et comment les survivants s’en sont sortis. Comment, après que Di Caprio ait rejoint Brad Pitt au fond de l’Océan Atlantique, Edward Norton qui a survécu à l’apocalypse, se sent beaucoup plus fort, ose enfin devenir écrivain, faire un trio avec Kate Winslet et Marla Singer, et vivre heureux avec beaucoup d’enfants.
Mais là je crois que je m’enflamme un peu. Je vous parle déjà de la saison 3 ou 4 avant même que je l’ai vécue. On va faire comme si je n’avais rien dit. Ca tombe bien, c’est ce que j’ai fait le 20 juin 2014.
Ne rien dire à personne.
Continuer.
Comme si rien ne s’était passé.