article précédent : 04. De Rio à Sao Paulo
Dans la rue avec Joana, ma couchsurfeuse paulista, je me la pète un peu en dissertant sur les spécificités du néo-classicisme dans l’architecture brésilienne. La discussion roule gentiment, quand brusquement, nous le voyons, au même instant. Un homme, ou plutôt ce qu’il en reste. Il est debout au milieu du trottoir, hagard, les vêtements déchirés, sale. Ses paupières sont tellement gonflées qu’on voit à peine ses yeux. Est-il malade ou drogué, a-t-il besoin d’aide? Je n’ai pas le courage d’en savoir plus. Nous l’évitons silencieusement, en regardant ailleurs, comme à chaque fois que nous croisons un misérable dans la rue. Un silence gêné. Difficile de badiner après ça.
J’avais déjà été confronté à ce genre de situation à Rio. Là-bas c’était encore plus choquant car la chaleur aidant, ils n’étaient généralement vêtus que d’un caleçon, ce qui accentuait encore plus l’impression de misère. Après 3 semaines au Brésil, je ne m’y fais toujours pas. Les brésiliens apparemment y sont habitués et les ignorent complètement.
Dans le centre-ville ils sont nombreux ces « beggers », et c’est justement là que vit Joana. Contrairement à l’Europe, c’est généralement un quartier un peu craignos. Juste en bas de chez elle, on se fait alpaguer par un trans de deux mètres qui ouvre son manteau et montre ses seins énormes en nous proposant un peu de bon temps. Juste à côté elle me montre un endroit où l’on achète de la cocaïne. Je n’avais pas encore été confronté à ce Brésil underground et c’est Joana qui va m’y guider. Cette étudiante en philosophie de 28 ans est fascinée par sa ville justement parce qu’elle est loin de l’image habituelle faite de samba, de plages idylliques, de carnaval, et c’est ce Brésil qu’elle veut me montrer. Je ne demande que ça, et à mesure de nos pérégrinations à travers la ville jusqu’à Augusta, une sorte de mélange entre le quartier rouge et le Kreuzberg, je me mets à apprécier cette jungle de béton, comme l’appellent ses habitants, que je découvre être un haut lieu de la culture urbaine, des taggers, skateurs, rockers, hipsters, partygoers et tous ces trucs hypes en « er ». Je décide de donner une chance à Sao Paulo en restant un peu plus que les trois jours initialement prévus.
Ca me donne du coup un peu de temps pour essayer les poker rooms du coin. Joana m’a donné un coup de main pour trouver des clubs, et me voilà dans le bus qui m’amène au Vegas Club pour jouer en cash game. Si vous avez déjà joué un peu au poker, vous connaissez certainement le tournoi : on paie un prix d’entrée, on a un certain nombre de jetons, notre tapis, qui une fois arrivé à zéro signifie notre élimination, et ce sont les derniers survivants qui gagnent le pactole. Le cash game est différent, on rentre quand on veut avec la somme qu’on veut, on peut recharger si on perd et quitter la table à n’importe quel moment qu’on soit gagnant ou pas. C’est ce poker un peu plus technique que je pratique depuis des années et que je joue le mieux. Ce soir, c’est la première fois depuis mon départ de France, et la pression est un peu plus forte que d’habitude.
J’arrive à l’adresse que j’ai griffonnée sur un papier et me retrouve devant une maison d’un quartier résidentiel. Une maison à un étage comme toutes celles du quartier, pas de parking, rien ne laisse présager qu’on y joue au poker, mais depuis Rio, j’ai compris que j’allais devoir m’y habituer. Je m’approche de l’entrée et m’adresse au portier.
– « Aqui e Vegas Club?
– Si
– Quero joguar cash game (petit sourire)
– fkdhfdslkfjsk primera vez fdsifhjsdjfsdi ?
– Si, sou franceis »
Il me fait entrer. A l’intérieur, la maison est beaucoup plus grande que ce que je pensais. Les cloisons ont été abattues, et on y trouve deux grandes salles remplies d’une dizaine de tables. C’est le début de l’après midi et deux tables tournent déjà. Je m’assois à l’une d’elles et commence le boulot d’observation. Quelques soixantenaires qui s’ennuient, des businessmen qui s’amusent. Rien de très effrayant. Un seul retient mon attention, un jeune avec son bonnet. Ca peut paraitre étonnant pour ceux qui ne jouent pas, mais généralement au poker, l’habit fait le moine, et on reconnait très rapidement un bon joueur à sa manière de s’habiller, sa posture à table, sa manière de parler, de miser. Celui-là rentre dans tous les critères, et les premières mains que nous allons jouer ensemble vont confirmer cette impression.
Je reçois 22 et limp (je paie la mise minimum) un joueur relance, le bon joueur paie, je paie. Nous nous retrouvons à 4 joueurs pour voir le flop: 2JQ.
Un brelan, une combinaison puissante dès ma première main… Pas mal. Je check, le relanceur initial mise, le bon joueur paie. Je relance, en espérant qu’ils aient touché quelque chose. Pas de bol, ils se couchent tous. Pas grave, ils ne connaissent pas mon jeu, et ça permet d’installer une image agressive, genre le français qu’on ne va pas emmerder haha.
Deuxième main, un joueur relance, il est payé par le bon joueur. Je regarde ma main: les as, la meilleure main possible. Ok, les dieux du poker sont avec moi. Je sur-relance, un papy envoie son tapis, je paie, et gagne contre sa paire de dix. En dix minutes, j’ai déjà doublé mon tapis.
La suite de l’après-midi est du même acabit. Je vais régulièrement toucher des jeux énormes et quasi systématiquement obtenir de l’action. Après quelques temps, je réussis à faire craquer le bon joueur, lui faire faire une erreur et le déstacker (prendre tout son tapis).
En début de soirée, je quitte la salle euphorique, ayant quadruplé ma somme initiale, récupéré mes pertes de Rio voire même un peu plus, et ayant dégouté quelques brésiliens de la France.
Ces belles sessions sont rares, et en rentrant chez Joana, je décide d’oublier mes règles strictes de gestion de gains, et de me la jouer balla (jargon pokeristique caractérisant ceux qui dépensent sans compter) en l’invitant au resto pour fêter ça. « Do you want me to lend you some shirt to be more comfortable to get out tonight? ». Aha, j’aime sa manière subtile de dire que je suis habillé comme une merde. Pour cause, quand je voyage, j’essaie d’être le plus neutre possible, histoire de me fondre dans la masse. Intuitivement, je sens qu’un style trop présent est limitateur de rencontre. Sauf que pour la night life branchée de São Paulo, et à côté d’elle qui a un style d’enfer, je passe pour un bouseux. Elle me prête quelques vêtements, notamment une chemise ultra cintrée et un blouson en jeans. Je la regarde étonné et elle me dit que je suis pas mal, j’ai l’impression de ressembler à un gay des années 90. Elle rigole et me dit que ça plait à fond ici. « But if you don’t feel comfortable, I have something else. ». Prudent, je me cantonne finalement à la chemise sous un survet parait-il du meilleur effet, et nous partons à l’assaut de la nuit. Dans le club, après une ou deux vestes (deux en fait) je crois que je regrette de ne pas avoir pris celle en jeans…
Avant d’arriver à São Paulo, j’étais déjà, via couchsurfing et facebook en contact avec pas mal de gens, dont Thais. Ingénieure de formation elle a fait une partie de ses études à Lyon, travaille comme consultante et fait de la logistique. Je la rencontre pour la première fois en compagnie de Joana, et c’est intéressant parce qu’elles sont complètement opposées, aussi bien physiquement, intellectuellement, socialement, que dans leurs attentes et choix de vie.
Elles sont pourtant toutes les deux emblématiques d’une certaine jeunesse brésilienne, l’une hédoniste, sacrifiant toute économie pour pouvoir se payer un loyer en centre-ville, hors duquel elle n’imaginerait pas vivre ou faire la fête, l’autre travailleuse, vivant en banlieue dans l’attente de l’établissement d’une situation qui lui permettra à long terme de se réaliser. J’aime bien confronter les personnes que je rencontre en voyage car généralement elles n’auraient pas pu se rencontrer dans la vie, et ce soir, à Augusta où la bière lisse les différences, nous passons une belle soirée.
Je revois Thais quelques jours plus tard, et visite avec elle les quartiers historiques de la ville. Des heures à marcher et à parler. Elle me montre le marché municipal, où les vendeurs de fruits proposent de gouter à peu près tout ce qui se fait en Amérique du Sud ( bien joué, du coup je me sens obligé d’acheter deux trois trucs) et où l’on mange la mortadelle, ce sandwich énorme rempli d’une bonne quinzaine de tranches de jambon bien huileuses. Voulant acheter un clavier pour ma tablette, elle m’emmène dans un étonnant supermarché de l’électronique. Un bâtiment de plus de dix étages entièrement rempli de minuscules boutiques, qui vendent toutes les mêmes coques de téléphone portable, écouteurs, et autres accessoires. J’ai du mal à comprendre comment toutes ces boutiques peuvent survivre à la concurrence de leurs centaines de voisines car aucune ne se différencie de l’autre.
Samedi après-midi, je reçois la réponse d’une couchsurfeuse que j’avais contactée plus tôt et qui me propose de la rejoindre pour une visite guidée du quartier de Liberdade, le quartier japonais. Vous vous doutez qu’en tant que bag-packeur solitaire, je suis un peu réticent quand il s’agit de visite de groupe, et ça ne manque pas cette fois encore. Je n’aime pas qu’on me dise où et comment regarder. A la fin du tour, un peu frustré, au lieu de rentrer je décide de revenir dans le quartier. Tout en marchant dans la rue, je réalise que c’est l’une des premières fois depuis trois semaines que je me retrouve seul avec un peu de temps devant moi et décide d’en profiter pour enclencher le « mode rencontre ». Si vous ne connaissez pas, ça consiste à se balader le sourire aux lèvres, à soutenir tous les regards et essayer d’enclencher la conversation dès que possible. Au bout de dix minutes, je m’assieds au comptoir d’un café de rue, et dans mon meilleur portugais, demande au japonais assis à côté de moi ce qu’il est entrain de boire ( indubitablement un café ). Il me répond comme prévu que c’est un café. Oh! Incroyable, du café, j’aimerais essayer ça aussi, en France on boit beaucoup de café, je me demande comment est celui du Brésil. En France?? Ah oui, je t’ai pas dit, c’est vrai, je suis français et d’ailleurs je suis entrain de voyager… Bref. Vous avez compris ce qu’est le mode rencontre. On parle ensemble pendant une demi-heure, mais malheureusement, il n’est pas seul et il doit s’en aller. Qu’à cela ne tienne, j’accosterai le prochain.
Juste à ma droite, un quarantenaire s’est assis et c’est sur lui que ça tombe. C’est ainsi que commence ma rencontre la plus étonnante depuis le début du voyage. Je ne sais plus trop comment la conversation commence, toujours est-il que son anglais est parfait et qu’on en arrive rapidement à mon voyage.
» Et donc j’ai mon sac à dos, je me déplace en prenant le bus. Dans quelques semaines je serai au Paraguay, puis je remonte en Amérique du Sud. Le but c’est d’arriver à Vegas dans six mois.
– Ahh Végas, j’ai passé des supers vacances là bas à jouer au poker
– Ah bon, vous jouez au poker?
– Ahh ça oui, j’adore le poker!! Je joue depuis des années ! «
Je lui parle alors de mon projet, et il est surexcité. Coïncidence incroyable, il y a 16 millions d’habitants dans cette ville, et il fallait que je rencontre un passionné de poker. Il m’offre une bière, puis une pinga ( cachaça) puis une bière, puis on mange ensemble et on boit une autre bière. Au bout d’une heure, on se raconte nos vies.
Juan a la quarantaine, est ingénieur en génie civil, bosse avec des archis, vit dans une ville à côté de São Paulo et est ce soir à Liberdade pour rendre visite à sa copine. Il m’invite à sa partie hebdomadaire, et cette fois-ci c’est moi qui suis surexcité quand il me la décrit, car c’est exactement le genre de parties que je cherche : une bande de potes, entre quarante et cinquante ans, un ingénieur, un avocat, un musicien, un patron de bar… Car ça se passe dans l’arrière salle d’un bistrot du centre. Ca boit des coups, ça fume. Ahaha, la providence je vous jure. Au bout de deux heures, lui titubant, moi pas trop loin, on se sépare comme deux vieux amis en se promettant de se recontacter lundi pour se donner rendez-vous. Je passe le reste de la soirée avec Octavio, un couchsurfeur qui m’a rejoint entre temps. Un jeune passionné de voyage qui rêve de prendre la route. Le soir, je me couche le sourire aux lèvres, en décidant de repousser mon départ à Curitiba à mardi plutot que dimanche soir.
Je rencontre un tas de gens intéressants pour mes derniers jours en ville, et je passe mes journées à dire bonjour et adieu. Parmi tout ce beau monde, je revois Yasmin, une collègue de Thais, avec qui j’ai fait connaissance dans un pub quelques soirs plus tôt. Bon feeling, échange de numéros, et elle m’a invité à manger avec elle dans les stands de rue de Liberdade. Comme son nom ne l’indique pas, elle est d’origine japonaise, et je dispose donc d’un guide de choix dans ce quartier où tout est japonais, des supermarchés aux lampadaires.
Nous passons l’après-midi ensemble à nous balader, raconter nos vies et nos rêves. L’urgence des départs permanents rend les rencontres plus intenses. Je n’ai connu Yasmin que quelques heures, mais je la quitte avec un sentiment de trop tôt. Le soir-même, je quitte également Joana chez qui j’ai passé cinq jours pour me rendre chez Tadeu. Je n’ai déplacé mon sac que de deux rues, mais en passant du downtown au quartier d’Hygienopolis, je viens d’arriver dans l’un des endroits les plus riches de la métropole. Tadeu possède un T2 ici ou il vit seul, à deux pas de son école. Il a embrassé la carrière de son juge de père en étudiant le droit, est désormais commis d’office, et prépare le concours de procureur. Je passe mes derniers jours en sa compagnie, et il me fait lui aussi visiter son São Paulo, fait d’architecture, d’expositions et de foot.
Lundi soir arrive et je n’ai pas eu de nouvelle de Juan, le joueur de poker qui m’avait invité à sa partie privée. Je sentais le coup venir. Je l’avais ajouté sur facebook et il ne m’avait jamais répondu. A 21h, je reçois un message lapidaire m’informant qu’il ne pourra finalement pas venir. Il n’a même pas essayé de trouver une excuse originale… Encore un faux plan. Je ne les compte plus. On pourrait attribuer ça au hasard, mais en tant que joueur de poker, j’ai tendance à croire qu’un hasard qui revient aussi fréquemment est probablement une tendance. J’ai rencontré ici tellement de Brésiliens qui lors de notre premier contact étaient incroyablement amicaux et hospitaliers et qui, à l’heure de se revoir sont devenus invisibles. Probablement le contrecoup de cette culture si séduisante du carpe diem qui en donnant au présent une telle intensité annule du même coup le passé et l’avenir. A l’heure où j’écris ces mots, dix jours après Sao Paulo, un mois après mon départ, je constate que le Brésil m’a offert beaucoup de rencontres intenses, mais superficielles.
C’est avec cette petite amertume que je quitte la ville. Je me prépare à six heures de bus avant d’arriver à Curitiba ou m’attendent Carol et Victor, mes deux prochains couchsurfeurs…
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