En regardant défiler à travers les vitres du bus les derniers paysages désertiques du Nord du Pérou, je repense à la dizaine de jours écoulés à Sullana. L’abandon de Parkinson, de la Chata, le mot qu’elle m’a laissé… Divaguant à travers les souvenirs, je commence à somnoler, bercé par les courbes de la route qui monte doucement. Au bout de quelques dizaines de minutes, le bus qui s’arrête me fait reprendre conscience. Nous sommes arrivés à la frontière.
L’Equateur a une histoire chargée de disputes, de batailles et de guerres territoriales avec ses puissants voisins, La Colombie et le Pérou. Malheureusement pour lui, souvent en sa défaveur ; c’est l’un des plus petits pays du continent. Les vieux équatoriens, leurs pères, et les pères de leurs pères, par vexation ou par orgueil, racontent depuis toujours que pour punir les envahisseurs du vol de leurs terres, Dieu a transformé le Nord du Pérou en une région aride et stérile, sur laquelle personne ne pourrait jamais prospérer. Certains en arrivent même à expliquer la supposée laideur des péruviennes comme un châtiment divin.
En sortant du bus pour tamponner mon visa, j’en viens presque à me demander quelle est la part de vrai dans cette légende, tant le contraste est saisissant. Nous avons à peine roulé une cinquantaine de kilomètres vers le Nord, et pourtant avec l’altitude, la température a facilement chuté de dix degrés et pour la première fois depuis des semaines, je sors le gilet de mon sac. En traversant à pied le pont qui sépare les deux pays, je constate que les plaines ensablées et poussiéreuses ont laissé place à des montagnes à la végétation dense et verdoyante, presque tropicale, qui m’accompagnera désormais pendant les prochaines semaines.
A la tombée de la nuit j’arrive à Loja, la grande ville du Sud du pays. Marcelo, mon nouveau couchsurfeur, vient m’y chercher au terminal de bus et m’emmène avec un pote faire quelques tours dans une ville déjà presque déserte. La différence avec le chaos des villes du Nord du Pérou est frappante. Terminées les rues à moitié défoncées, sans trottoir, remplies de mototaxis et entourées de bâtiments construits à la va-vite. Ici, on roule sur des allées parfaitement goudronnées, nettoyées tous les jours où les voitures particulières sont reines. Le centre-ville à la belle architecture coloniale est animé de places pavées, d’églises et de parcs. Un fleuve à l’eau claire passe le long d’un grand boulevard arboré. A son extrémité, quelques femmes seules se prennent en photo devant la porte de la ville à l’architecture médiévale. Tout est joli, tranquille et vert. L’Equateur a beau être un petit pays, il est probablement l’un des plus développés du continent. J’ai l’impression d’être en Europe.
Le lendemain matin, je réalise que cette comparaison ne se limite pas qu’à la ville mais aussi à ses habitants. En rencontrant la famille de mon hôte autour d’un copieux petit déjeuner de platano ( sorte de grosse banane cuisinée ) et de chocolat directement cueilli dans leur finca ( ferme familiale ) je découvre les lojanos, fiers habitants d’une ville à l’histoire pluri-centenaire. Je ressens dans leurs phrases un véritable orgueil de vivre ici, plutôt que dans la capitale où n’importe quel autre endroit d’Amérique. De fait, Loja, ses 200 000 habitants et 2000 mètres d’altitude possède à la fois les avantages d’une ville d’une certaine dimension sans ses inconvénients. Les montagnes et la nature verdoyante qui ne sont jamais très loin, le climat agréable, la nourriture saine et locale, produite dans une région aux cultures variées. Une population éduquée et fière de son art de vivre. Ici, l’insulte la plus répandue n’est pas le fameux fils de p. comme à peu près partout ailleurs mais malcriado (mal élevé). Plutôt révélateur… A cela il faut ajouter les universités et la jeunesse dans la rue, et surtout un amour immodéré pour la culture et la musique, ayant généré au fil des décennies un nombre anormalement élevé de musiciens et d’intellectuels célèbres pour une ville de cette dimension. A Loja, tout le monde joue d’un instrument, et chez Marcelo, de la grand-mère qui fut en son temps une soliste au succès national jusqu’à la petite nièce, on chante, joue de la guitare et du piano à toute heure de la journée.
Je ne voulais passer qu’en coup de vent par l’Equateur, pressé que j’étais d’arriver en Colombie dont on me parlait depuis des mois et d’y acheter ma nouvelle moto, mais dès ma première étape je commence à trainer. La vie est agréable à Loja, j’y passe mes journées dans leur grande maison tout droit sortie d’un film de Jacques Tatie à me faire chouchouter, manger chaque jour la cuisine délicieuse des femmes de la maison, écrire des chansons et passer du bon temps avec Marcelo qui m’offre avec sa famille beaucoup plus qu’un simple toit.
Je m’entends particulièrement bien avec sa mère avec laquelle j’ai une après-midi l’une des discussions qui revient le plus fréquemment lors de mes rencontres, cette question venant généralement d’une femme, posée avec des yeux pensifs, et un ton dans la voix qui tient à la fois de l’étonnement et de l’angoisse
« Un an en Amérique ! Et tes parents ? ».
Pour la mère de Marcelo, et pour un grand pourcentage de parents latins, la simple idée de se trouver séparée de son enfant, même adulte, est tout à fait insupportable. Mon couchsurfeur avait déjà tenté le coup quelques années plus tôt, et s’était installé dans la deuxième ville du pays, Guayaquil pour y faire ses études dans une université plus réputée, mais l’expérience avait tourné court car aucun n’était capable de vivre sans la présence de l’autre. De fait, en Amérique latine beaucoup plus qu’en France, les enfants restent à la maison durant la totalité de leur vie de célibataire, bien souvent jusqu’au mariage, et parfois même après. Il n’est pas rare de voire cohabiter dans la même maison trois ou quatre générations, de la grand-mère aux petits-enfants mariés et déjà parents. J’ai souvent été étonné à mon arrivée ici de voir autant de jeunes de mon âge continuant à vivre chez papa-maman après vingt-cinq, voire même trente ans ou plus, et apparemment peu disposés à changer de situation.
J’ai mis un certain temps à comprendre que la raison d’une telle organisation est avant tout et simplement la nécessité. Il faut avoir vécu dans le Tiers Monde pour comprendre l’immense chance que nous avons de naitre dans un pays où, même si elle est imparfaite, l’éducation publique jusqu’à l’université est de bonne qualité et surtout gratuite, favorisant l’ascension sociale par les études et le mérite. Cette possibilité n’existe tout simplement pas en Amérique du Sud. Tout le monde s’accorde à dire que l’éducation publique est souvent désastreuse, et largement insuffisante pour toute carrière un tant soit peu élevée. Les élèves les plus ambitieux se tournent vers l’étranger, où l’on ne délivre que peu de visa, ou le privé, où les droits d’entrée sont prohibitifs. Ceux qui ne viennent pas d’un environnement favorisé n’ont donc que peu de chance d’y accéder d’autant plus que les bourses sont rares, et que la plupart des écoles accueillent les élèves après un « processus de sélection » qui n’est généralement qu’un prétexte pour mener discrètement les pistonnages et autres propinas ( dessous de table) si courants ici. Sans même parler des grandes carrières, la plupart des familles ne peuvent tout simplement pas se permettre de financer l’éducation d’un jeune au-delà de sa majorité, et encore moins un logement en plus. La plupart sont donc contraints non seulement de travailler après les cours pour aider leur foyer, mais d’y rester pour économiser de l’argent.
L’autre raison est plus culturelle. Malgré l’énorme hétérogénéité ethnique et culturelle de l’Amérique du Sud (descendants de conquistadores espagnols, de civilisation précolombiennes, d’esclaves africains), il y a peut-être un point qui unit tout le monde : la religion. L’aire latine est sans aucun doute la terre où le catholicisme s’est le mieux implanté, et où il est resté le plus fort à l’époque contemporaine, ne subissant pas aussi fortement la concurrence de l’athéisme et d’autres religions comme cela fut le cas en Occident. Les télés diffusent sans arrêt des prêches enflammés, Maria reste de loin le prénom le plus répandu, les grands-pères remercient Dieu d’avoir la santé, les filles restent vierges avant le mariage et, plus que nulle part ailleurs, on va à l’Eglise, et pas que le Dimanche. Une telle imprégnation se ressent évidemment dans les esprits, et à l’intérieur des familles qui ont gardé une structure très traditionnelle, ressemblant à celle qu’on pouvait encore observer en France il y a quelques décennies. Dans ces foyers étendus, chacun semble tenir son rôle. Les femmes à la cuisine et aux tâches ménagères, les hommes chargés de la subsistance du foyer, les enfants contribuant aux taches selon leurs capacités, et les plus âgés profitant tranquillement de leurs vieux jours assis sur une chaise dans le salon entourés d’une agréable compagnie.
Il règne dans ces foyers étendus une ambiance souvent chaleureuse et frémissante, et surtout très accueillante. Quand il y en a pour huit, il y en a pour dix, voire vingt. On invite du monde, le dimanche est souvent prétexte à un grand repas où tout le reste de la famille est convié, et on se retrouve dans une sorte de petite tribu soudée et sympathique. Ici, pas d’abandon des personnes âgées, et encore moins d’envoi en maison de retraite. Une solidarité beaucoup plus grande entre les membres d’une même famille, et une éducation par le groupe plutôt qu’uniquement les parents.
Le revers de la médaille, ce sont les millions de Tanguy qui passent de la cuisine de maman à celle de bobonne sans jamais être capable de se cuire un œuf, et de manière générale, sans développer un grand sens pratique ni beaucoup de curiosité sur le monde. C’est l’absence de nouvelles expériences et de modèle extérieur en dehors de la famille et des amis d’enfance, et par conséquent la reproduction perpétuelle de ce qui existe déjà : le machisme, la peur de l’inconnu, le conformisme. C’est le fait que Marcelo ne deviendra jamais musicien professionnel malgré son indéniable talent et la réputation qu’il avait commencée à acquérir à Guayaquil. S’il était resté là-bas, il aurait probablement pu tenter une carrière, loin de l’influence de sa famille, mais en rentrant à Loja, la pression s’est faite trop forte. Les disputes, la culpabilisation, les arguments de bon sens ( « tu ne peux quand même pas vivre de la musique voyons ! ») assenés quotidiennement ont repoussé ses rêves de guitare pour les bancs de la fac de médecine qui l’emmerdent profondément. Ses parents sont contents, ils vont enfin avoir un médecin dans la famille. Lui compte déjà les années qu’il lui reste à tirer.
La chaleur et le confort du nid familial deviennent parfois pesants.
C’est de tout cela dont nous parlons plusieurs heures avec sa mère. Une mère à la fois consciente que les oisillons doivent être poussés hors du nid pour apprendre à voler, mais terrifiée à l’idée que sans elle ils s’écrasent. Je lui raconte l’histoire d’un gamin qui a quitté la maison trois jours après son dix-huitième anniversaire, avide d’une indépendance que ses parents déchirés lui ont accordée avec un chagrin résigné. L’histoire d’un jeune gars alors complètement immature, incapable de laver un tshirt, ne sachant rien de la vie, et qui à force de chercher, seul, en se confrontant au monde, en se brulant parfois, et surtout en rencontrant des personnes et des inspirations si différentes, a fini par trouver sa voie et s’est épanoui. Je lui parle de ce garçon qui est devenu un homme, et qui n’a jamais été aussi heureux que depuis qu’il fait ce qui lui plait profondément, même si c’est difficile, incertain et parfois dangereux. Après une semaine passée à Loja, terminée par une musique écrite en commun avec Marcelo et qui ne verra finalement jamais le jour par manque de persévérance, je décide de continuer ma route.
Malgré une ouverture, je décide de ne pas jouer l’unique partie de poker trouvée dans le coin : une clandestine dans un club de billard pour des sommes ridicules. Le lieu est original mais je n’aime pas la gueule des types qui me regardent à mon arrivée. Peut-être également me reste-t-il en tête le souvenir de ma dernière clandestine dans un billard, la semaine passée, durant laquelle l’un des joueurs a tenté d’abattre un voleur de moto dans la rue… Toujours est-il que je n’insiste pas, ayant compris par expérience que c’est dans ce genre de tripots miteux que la triche et les problèmes sont les plus fréquents. De toute manière, j’ai déjà un contact fiable à Cuenca, ma prochaine étape.
Je reprends le bus en emportant avec moi un CD de la grand-mère, et en délestant de kilos superflus un sac devenu trop lourd depuis que je voyage sans moto. La route jusqu’à Cuenca est rapide. Après plusieurs jours de pluie, les paysages sont verts, la terre détrempée, les fleuves débordent presque et sont marrons de la terre charriée des rives. Nous passons quelques vallées et cols, et traversons des paysages de moyenne montagne, ressemblant à ceux que j’ai pu voir à Cuzco, ou dans le Massif Central. Les vaches, les chevaux, les pickups sales de boue, l’architecture typique avec les maisons en pierre aux toitures à deux pentes.
Le ciel qui était gris toute la journée s’assombrit peu à peu. J’arrive dans une Cuenca pluvieuse de nuit. En prenant un taxi qui m’amène au centre, j’ai à peine le temps de voir la ville magnifique que je suis déjà arrivé chez ma nouvelle couchsurfeuse, Priscilla, étudiante en droit m’ouvrant gentiment les portes de son studio. Nous faisons connaissance, nous entendons bien, et alors que nous nous apprêtons à partir faire un tour dehors, je regarde mes mails et constate que la Chata m’a envoyé un message. Elle vient d’acheter son billet pour l’Equateur. Elle arrive cette semaine à Cuenca…
Superbe article.
Je ne connais pas l’Amérique du Sud, mais comme tu le dis, ces liens familiaux très forts sont en grande partie une nécessité économique dans le monde entier. Ils sont identiques en Asie et en Afrique. Si tu es jeune et que tes parents le sont également, les gens ne comprennent pas que tu puisses voyager seul, « et s’il t’arrivait quelque chose ». Ça a beau être le royaume de la débrouille, ils sont capables de composer avec à peu près toutes les situations (ce qui n’est plus vraiment le cas de notre société), ils en sont capables collectivement, pas seuls.
Mais si tes parents sont plus âgés, on ne comprend pas que tu ne t’occupes pas d’eux, on essaye même parfois de te faire culpabilisé à ce sujet. C’est d’ailleurs cette même raison qui fait qu’en Inde et dans bien d’autres pays asiatiques, avec un garçon est une nécessité économique. C’est ton assurance retraite. Les filles une fois mariées partent vivre dans leur belle famille. Pas de garçons est synonymes de vieux jours très durs avec personne pour subvenir a tes besoins.
Évidemment, tout ça est multiplié par dix pour une fille qui voyagerait seule !
Necessité, mais également comme je le rajoute l’influence du catholocisme qui tend à préserver le modèle de la famille traditionnelle.
Mais effectivement, dans ces pays où l’Etat n’assure pas le rôle qu’elle a en Europe, à savoir protection et santé, la cellule familiale reste ce qui se fait de mieux pour survivre…
Ca aurait été effectivement interessant d’étudier un peu plus en profondeur le cas des filles dans ces familles, je le ferai probablement dans un prochain article, je voulais pas être barbant avec trop de socio.
Toujours aussi bon de te lire! Quel dépaysement! Quel voyage!
Pour une fois, je n’aime pas ton article., même si ça fait plaisir de te retrouver, ça m’a fait l’effet d’une brochure d’un office du tourisme.
Tu es resté 1 semaine et…..pas grand chose.
je me trompe où ça a été beaucoup de repos et un gros « ça fait du bien de se retrouver dans une famille qui me chouchoute, encore qlqs jours et je l’appelle maman » ??
haha, oui ca ressemblait à ca. C’est important d’écrire ce genre d’articles pour que vous vous rendiez compte que ya aussi des temps morts dans un voyage, je me fais pas arnaquer ou draguer chaque semaine 😉