Dimanche 16 juin
Il fait froid.
Je suis arrivé à Santiago del Estero couvert de boue, épuisé, et durant la pire baisse de température de l’année. Teresa, la trentaine, couchsurfeuse hyperactive, m’accueille dans la maison qu’elle partage avec son frère et des sous-locataires. Elle travaille au rez-de-chaussée dans un kiosque comme on en trouve des milliers ici en Argentine, juste à côté du supermarché de son frère.
Le lendemain de mon arrivée, je pars en reconnaissance en ville. Je ne sais pas si c’est le froid, la grisaille, ou juste ma propre fatigue, mais Santiago ne m’inspire pas grand-chose dès les premières heures. Une sorte de ville moyenne, sale, pleine de traffic et terne au milieu d’une région désolée. Comme toutes les villes que je traverse, j’ai prévu d’y rester trois jours, histoire de lui donner sa chance, mais je pense que cette fois-ci, contrairement à Corrientes ou Asuncion, je ne prolongerai pas.
Je vais faire un tour aux deux casinos de la ville. Il est 14 heures et ils sont déjà bondés. Des centaines, voire des milliers de personnes, en pleine semaine, hypnotisés dès l’après-midi par les lumières des machines à sous. J’avais déjà remarqué ce succès plus tôt dans mon voyage. A vrai dire, à chaque fois que je suis entré dans un casino depuis le Paraguay, et quelque-soit l’heure, il était plein. Trop plein pour qu’il ne s’agisse que du simple plaisir occasionnel de vouloir un peu gambler. Je commence à comprendre certains des accueils mitigés que j’ai reçus depuis quelques mois quand j’évoquais mon statut de joueur de poker, de la part de certains couchsurfeurs notamment. Les mises en garde, les «no sos vicioso ? » ( tu n’as pas le vice ?), question qu’on ne me pose jamais en France, et les nombreuses anecdotes de l’oncle qui a tout perdu aux machines à sous. J’ai l’impression qu’en Amérique du Sud, le scepticisme que j’ai souvent ressenti vis-à-vis du poker est plus lié à une méfiance vis à vis des jeux d’argent en général, qui semblent causer à la société argentine et paraguayenne (et brésilienne peut-être, d’où l’interdiction des casinos ?) un peu plus de mal que l’épiphénomène français.
Etonnamment, malgré l’affluence, je ne jouerai pas à Santiago, faute de tables ouvertes. Il faut croire qu’ils préfèrent le hasard. Je vais par contre rencontrer quelques locaux, et notamment Eugé, une santagueña pure souche, qui m’invite à manger chez Veronica, une américaine prof d’anglais en ville. Nous passons une sympathique après-midi ensemble, je me fais interviewer pour la troisième fois par Club Poker Radio devant le regard émerveillé des filles (comment ça non ?).
Les fins limiers remarqueront qu’Eugé tient dans ses bras une petite fille, sa fille, et les plus assidus du blog se souviennent sans doute de mon étrange conversation avec la voyante paraguayenne… ( https://worldpokertrip.net/cheveuxauven). J’avoue que pour moi qui avais eu cette conversation deux semaines plus tôt, j’ai eu un petit choc en voyant cette charmante enfant dans les bras de cette non moins charmante jeune femme. Je ne sais pas si j’aurais été aussi sensible en temps normal, ou si c’est juste cette maudite liseuse de cartes qui m’a retourné la tête, mais pendant les deux jours où nous allons nous fréquenter, au musée, chez Veronica, au restaurant, je ne vais cesser d’y penser. Ma fierté de pragmatique architecte demeurera sauve néanmoins, car Santiago del Estero étant définitivement morte, je décide de lui dire adieu pour me rendre à Tucuman où m’attend toute ma famille argentine.
C’est avec un petit gout de rendez-vous manqué dans la bouche que je retourne chez ma couchsurfeuse pour prendre Parkinson et partir tôt dans l’après-midi. Le dernier trajet en moto m’a bien refroidi, et j’ai décidé de ne plus voyager de nuit. Sauf que je tombe mal, car je n’ai pas anticipé que le garage où elle est entreposée est fermé pendant la siesta, cette pause de 13h à 17h30 particulièrement respectée à Santiago, durant laquelle TOUT est fermé. Je perds un temps précieux, récupère la moto, reperds une heure en prenant un dos d’âne un peu trop vite et en devant revisser une pièce qui est tombée. C’est finalement à 19h que je sors enfin de Santiago del Estero, il fait nuit, et j’ai froid. J’hésite à rentrer chez Teresa pour repartir le lendemain matin, ou éventuellement en profiter pour revoir Eugé. A posteriori, je crois que la bonne décision était assez évidente. Mais sur le coup, je me suis dit qu’il n’y avait que trois heures de route, et que c’était jouable.
Difficile de décrire à quel point le trajet a été horrible.
Au bout d’une heure et demie, je m’arrête dans une station essence car je ne sens plus mes mains et mes pieds. Le pompiste me voit et j’imagine qu’il doit avoir de la peine pour moi car il m’offre le café. Je me réchauffe un peu, et reprends la route. Le sort s’acharne contre moi puisque contre toute attente, il commence à pleuvoir alors que la météo prévoyait un temps sec. Essayez de vous imaginer votre pauvre héros de nuit, frigorifié, épuisé, trempé, avec une visibilité à 30 mètres et donc obligé de rouler plus lentement et de rallonger son trajet… J’arrive à San Miguel de Tucuman quatre heures après mon départ pour ce qui fut le trajet le plus court, mais sans aucun doute le plus éprouvant depuis le début de mon voyage. J’ai tellement froid que je ne parviens pas à descendre de la moto pour sonner chez mon oncle. Par chance, je rencontre Méli, l’aide de maison, qui me fait entrer.
Les retrouvailles me réchauffent un peu. La dernière fois que j’avais vu ma famille argentine au complet, c’était six ans plus tôt à l’occasion d’un premier voyage en Amérique du Sud. Nous nous retrouvons comme si nous nous étions séparés la veille. Je revois mon oncle Jaime et ma tante Ada, qui m’hébergent dans leur magnifique maison. Ma cousine Johana, leur fille, son copain Daniel, puis Marcella, l’autre fille qui arrive avec son futur mari, Marcos, que je ne connaissais pas encore. Nous mangeons ensemble, je ne claque plus des dents, et leur raconte le voyage, ils hallucinent à propos de Parkinson dont ils ignoraient l’existence, et encore plus à propos du poker. Puis Ada me montre où je vais dormir : une chambre et une salle de bain pour moi tout seul ! Je n’avais pas connu un tel confort depuis mon passage à Asuncion ! J’ai même les clés de la maison, et je vais pouvoir être complètement indépendant. La mission pendant ces prochains jours, c’est de m’acheter enfin une combinaison de moto digne de ce nom, et de profiter de mon indépendance pour jouer au poker et rencontrer du monde.
Et de fait, la première semaine va être riche en rencontres. Le lendemain de mon arrivée, après avoir passé la journée en famille, je me rends dans un bar à un meeting couchsurfing où je fais dès le premier soir une demi-douzaine de contacts. Je note des numéros de téléphone, prends des facebook, puis rentre à la maison. Par la suite, un contact en déclenchant un autre, les soirées s’enchainant, et la nouvelle de mon arrivée en ville se propageant dans le petit monde du couchsurfing tucumano, je vais prolonger la dynamique et fréquenter un tas de monde.
Entre autres, Marcos, Julie et leur bande, tous étudiants en tourisme, qui vont m’emmener manger, sortir, faire la fête, et des ballades nocturnes documentées hyper intéressantes dans les environs de Tucuman.
Patricia et Belen, avec lesquelles je vais aller de ballades en soirées, et de soirées en matés. Belen, soit dit en passant, sans doute la plus belle fille que j’aie rencontré en Amérique du Sud, et la plus amoureuse de son allemand de copain…
Carla, une étudiante en pharmacie, l’une des plus belles rencontres de mon voyage, dont je parlerai plus longuement dans un article à venir.
Et également ma famille argentine, que finalement je connaissais peu. Assez éloignés du monde du monde du couchsurfing, et c’est du coup intéressant de vivre de l’intérieur dans une famille plus traditionnelle pendant quelques temps. D’autant plus qu’ils me dorlotent, me sortent, me présentent du monde, préparent chaque semaine l’asado, cet énorme barbecue typiquement sud-américain qui dure tant que le ventre n’a pas explosé.
Une excellente dynamique donc, mais le poker me manque. Non seulement, la dernière fois que j’ai joué, c’était à Corrientes, dix jours plus tôt, mais surtout je suis ici dans des conditions idéales pour grinder (les clés de la maison, le confort). Je me motive à partir en reconnaissance dès les premiers jours et c’est le pas léger que je me rends au premier casino.
« Pas de poker ici » m’annonce le gérant. Qu’à cela ne tienne, je me rends au second. Je vais voir un floor (un gérant) et lui demande :
« Bonjour vous avez des tables de cash game ici ?
– Ah non désolé, on ne joue pas au poker ici
– Non ?? Pas de poker ? Je viens de passer à l’autre casino et il n’y a rien non plus. Il n’y a aucun endroit en ville où on joue au poker ?
– Non, désolé. »
Grosse déception. Ca doit se voir sur ma tête puisqu’au moment de partir, il me retient et me dit
« En fait, il y a bien un endroit, mais ça joue fort
– Ah bon où ça ?
– A la Syrio-Libanaise, c’est à quelques cuadras d’ici »
La Syrio-libanaise ? Qu’est ce que c’est que ça ? Je me rends à l’adresse qu’il m’a donnée et je tombe devant ça :
Où diable suis-je tombé ? Je vais à l’entrée et demande à un mec qui y attend
« C’est ici qu’on joue au poker ?
– Non, pas de poker ici
– Ah bon, on m’a pourtant indiqué… »
Le mec a pas vraiment l’air de vouloir me renseigner, je décide de rentrer tout de même et me retrouve dans une sorte de centre-culturel/lieu de rassemblement de la communauté syrio-libanaise de Tucuman. Au rez-de-chaussée, une grande salle où l’on fait probablement des mariages. A l’intérieur, comme à l’extérieur, toute l’architecture est déclinée à la sauce orientale, avec des mosaïques, des arabesques, arcs et voutes. Ca tranche par rapport reste de la ville ! Passée la surprise, je suis les indications du floor du casino, et monte au premier étage. Je débouche dans une sorte de restaurant, vide avec deux femmes qui regardent la télé au fond. Rien mais je ne m’avoue pas vaincu, je vois une porte battante au fond, la pousse, entre dans un couloir. J’entends des voix, et me dirigent vers elles. D’une porte ouverte, je vois des vieux jouer aux cartes, bon signe. Je continue, et dans l’embrasure de la porte suivante, une minuscule salle et quelques trentenaires assis devant une télé. A côté, plusieurs malettes et des jetons de poker partout.
Je crois bien que je suis arrivé…
Commentaires récents