Une des conversations qui est revenue le plus souvent au cours de mon voyage concernait la peur :
– Mais tu te rends compte de ce que t’as fait, t’as jamais eu peur?
– Peur de quoi?
– Ben, je sais pas, de te perdre par exemple. Quand t’étais en Bolivie, seul dans les montagnes. T’avais pas peur de tomber en panne?
– Ben non, pas spécialement.
– T’es sérieux? Mais en plus t’allais dans des coins chauds et bien perdus quand même. Et puis quand tu jouais au poker, t’arrivais parfois dans des endroits bizarres, t’avais jamais peur de tomber sur des personnes dangereuses?
– Non, pas du tout. Je t’avoue même que j’aimais bien ça, me retrouver seul dans ce genre d’endroit. J’aimais ce risque. J’aimais voir la tête de ces mecs qui se demandaient comment j’avais pu débarquer là.
– T’es sérieux là?
– Oui, je crois que c’était dans ce genre d’endroits que je me sentais le plus vivant.
– Alors là, je te suis pas du tout. Tu es fou en fait. Il y a que les fous qui n’ont jamais peur.
– N’importe quoi, évidemment que j’ai peur de temps en temps.
– T’as peur de quoi?
– Ben…
– Allez raconte, on est potes.
– Je t’avais parlé de Livia?
– Euh, oui je crois, la colombienne?
– Tout à fait. Je t’avais raconté comment on s’était rencontrés?
– Non je crois pas.
– En fait, je vivais à Cartagena depuis environ un mois, et franchement, j’en suis pas spécialement fier, mais j’avais un peu enchainé avec les filles à ce moment là. J’avais lu un bouquin sur la drague, et j’étais entrain de découvrir tout plein de nouveaux trucs, et c’était juste hallucinant comme ça marchait bien. J’étais sorti avec beaucoup de filles, et bon c’était cool, bon pour l’orgueil c’est sûr, mais franchement, je commençais à me sentir mal par rapport à ça. Je trouvais que je perdais quelque chose. Je sais pas dire exactement quoi.
– Ben les sentiments non?
– Ouais ça doit être ça. Ouais, exactement ça en fait. J’étais rentré dans une sorte de mécanique de la drague, où il fallait accomplir telle ou telle action pour séduire la meuf, et le pire c’est que ça marchait. Mais dans l’histoire, on perdait toute la saveur de la romance. Tu sais, l’émotion, la montée du désir, la complicité etc. En fait, elles, je leur faisais ressentir ces choses là, mais moi, j’étais tellement concentré à calculer le combien, le comment, le pourquoi, que je pouvais pas me concentrer sur elles. C’était devenu mécanique. Complètement vide, y’avait pas d’émotion, pas d’intensité, et le sexe était cool, mais bon, à la fin du mois, après avoir abusé de tout ça je me suis rendu compte que j’avais perdu un truc. J’étais vachement déçu. Et tu as bien vu, je suis plutôt du genre grand romantique à la base, et j’en étais arrivé au point où je me demandais si j’allais pouvoir retomber amoureux un jour.
– Ah ouais quand même, t’étais allé loin là.
– Clairement. Tellement loin qu’un moment, j’ai décidé de quitter Cartagena et continuer ma route en Amérique Centrale. C’est assez bizarre à dire, mais je crois que j’éprouvais une forme de dégout de laquelle je voulais m’échapper. Bref. Je décide de partir, mais avant ça, je vais faire une dernière sortie le samedi soir avec mes potes. On va dans un petit bar à salsa dans la rue festive de Cartagena, et là je vois une meuf.
– Livia !
– Bingo. J’entre dans le bar, et Livia est assise sur une chaise. Je la regarde, elle est super mignonne la fille, elle me plait direct. Là, un mec lui tend la main pour l’inviter à danser. Elle accepte, se lève, et à ce moment croise mon regard. Et là mon gars, je vais pas te raconter des conneries, il se passe un truc que j’ai jamais vécu de toute ma vie. T’as déjà vu les films où le héros voit un truc et d’un coup la musique devient plus sourde, gros plan, et tu comprends qu’il se passe un truc vraiment important ?
– Aha ouais je vois tout à fait.
– Ben là c’est pareil, je te jure. D’un coup, j’entends plus la musique, je vois plus les gens autour, je vois ses yeux qui me regardent, et il n’y a rien d’autre. Elle aussi elle est bloquée sur moi. Le mec l’amène sur la piste, elle lui tient la main, mais tout en marchant, elle me regarde fixement. Et ça dure bien cinq secondes. Tu sais, cinq secondes c’est pas grand chose hein. Mais en fait, cinq secondes quand tu regardes fixement quelqu’un dans les yeux et qu’il se passe ce truc là, c’est juste énorme.
– Oui, je suis d’accord, ca m’est déjà arrivé.
– C’était juste incroyable. Un vrai moment de grâce. De connexion totale… Tu sais c’est bizarre à dire. On est sortis ensemble un peu plus tard, et on est même tombés amoureux. Mais je crois que je suis tombé amoureux de ce moment. C’était tellement fort. Tellement intense. On en a parlé ensuite, et je crois que tout ce qui s’est passé ensuite, toute notre relation qui était super forte, super passionnelle, super latine en quelque sorte, ça a été déterminé par l’intensité de ce premier regard.
– Wow. Et du coup raconte, comment t’as fait, tu l’as tchatchée comme un bogoss?
– Non.
– Tu l’as accostée?
– Non.
– Ben t’as fait quoi?
– Je me suis chié dessus.
– Quoi?
– Je me suis chié dessus. J’ai vu cette meuf, elle a dansé avec ce gars, elle est revenue à sa place en me croisant vite fait du regard encore une fois, elle attendait que je vienne quoi. Et elle était là, à cinq mètres de moi, y’avait la foule, mais j’étais absolument incapable de venir la voir et lui parler.
– Quoi?
– Je suis resté une bonne demi-heure dans le bar, à hésiter à lui parler à faire un pas, et revenir. Je te jure, j’étais en stress, mais grave. J’étais incapable de faire les cinq mètres qui me séparaient d’elle. Et dès que je voyais son regard, je l’évitais complètement, j’étais trop stressé, j’arrivais même plus à le recevoir.
– Attend, t’es en train de me dire que t’as voyagé en Amérique pendant 2 ans et demi, seul, à moto, en jouant des pokers clandestins dans des lieux bizarres, en te faisant menacer au flingue et au couteau, en dormant chez des inconnus, et que là tu flippes d’aller accoster une fille dans un bar?
– C’était pas n’importe quelle fille.
– Non mais je m’en fous que ce soit pas n’importe quelle fille. T’as un gros problème là. C’est qu’une meuf sérieux. Tu te rends compte?
– C’est bon t’énerves pas
– Mais non je suis pas énervé. Enfin si, c’est quand même un peu abuser. C’est bien la première fois que j’entends un truc pareil. Franchement j’arrive pas du tout à comprendre.
Moi non plus je n’arrivais pas du tout à comprendre. Mais c’est aujourd’hui, avec toute l’expérience du voyage et les expériences vécues que j’ai compris :
La peur, c’est l’émotion qui se crée quand nous affrontons une situation que nous ne connaissons pas, et que nous imaginons les pires scénarios possibles.
Pourquoi mon ami aurait-il peur de voyager seul à moto en Amérique et pas moi? Tout simplement parce qu’il ne l’a jamais fait, et qu’il s’imagine qu’il pourrait se perdre, se faire agresser, avoir un accident, mourir. En somme, le pire.
Moi qui ai voyagé, affronté cet inconnu, je sais que les risques existent évidemment mais :
– Ils sont insignifiants comparés aux incroyables récompenses qui peuvent être offertes sur le plan humain ( rencontres, moments de grande intensité ), intellectuel ( connaissance du monde, des gens, de la psychologie), et même spirituel ( dépassement de soi, épanouissement etc.)
– Quand bien même le risque s’accomplirait, il n’est au final pas si grave et trouve toujours une résolution. Je me souviens qu’un jour mon réservoir d’essence a commencé à goutter au beau milieu du Chaco argentin. Gros stress, demi tour dans l’urgence. Je suis entré dans une boutique de pièces détachées pour acheter de la pate durcissante, et j’ai rencontré Franco, un Syrien. Je ne saurais pas expliquer pourquoi à ce moment, mais il y a eu une grande connexion émotionnelle entre nous, et nous nous sommes extrêmement bien entendus. Et au final, il m’a hébergé pour la nuit ( j’avais peur de dormir dehors) et puis une autre, et je suis resté pendant une semaine chez lui, avec sa famille. Bon souvenir ! Pareil, quand je suis tombé en panne au beau milieu du désert dans le Nord du Pérou. Il était 3 heures, et j’ai flippé parce que je me suis dit qui si la nuit tombait j’étais foutu… Mais j’ai réussi à pousser la moto chez un paysan qui m’a hebergé pour la nuit, m’offrant tout ce qu’il pouvait m’offrir, et j’ai rencontré un univers que je n’aurais jamais pu connaître s’il n’y avait pas eu cet accident.
En somme, je n’ai pas peur des risques de la route car j’ai déjà vécu ces risques, et j’ai de la connaissance sur eux. Je sais, par expérience, qu’ils ne sont pas si dangereux, et qu’on apprend à les gérer petit à petit.
En revanche, si j’étais tellement en stress avec Livia, c’est clairement car j’affrontais une situation qui m’était redevenue totalement inconnue : l’amour. Ce n’était pas Livia elle-même qui me faisait peur, ni le fait de l’accoster, mais la puissance de l’instant que nous venions de vivre, et qui m’annonçait que si quelque chose se passait entre nous, cela n’aurait rien à voir avec la petite routine de conquêtes sans sentiments que j’avais développée, ce serait beaucoup plus fort. Et cela, je ne le connaissais pas, et je ne me sentais pas prêt à l’affronter, d’où ma peur.
Pour la petite histoire, la soirée a continué, et mes potes se sont barrés. J’ai du les suivre, à grand regret, mais j’ai éprouvé tellement de culpabilité, de frustration, et de honte envers moi, que je les ai quittés, et suis revenu une demi-heure plus tard, seul, pour lui parler. J’étais plein de volonté et de courage, et tout s’est dégonflé à l’instant où je l’ai revue, dans le bar. Inconfort, malaise. Impossible de faire un pas vers elle. Impossible. C’est à ce moment là que j’ai croisé un pote colombien.
– Eh mec ! Bien?
– Ouais, ouais tranquille et toi.
– Ouais ça va… Enfin je sais pas. Tu vois cette fille là bas?
– Qui ça?
– La fille au fond là, avec son haut noir.
– Elle? Oui et alors?
– Je la trouve juste incroyable. Elle me fait halluciner.
– Elle? Mais je la connais, elle est dans ma fac.
– Ah bon?
– Ouais, elle s’appelle Livia.
Il m’était absolument impossible d’aller la rencontrer en face à face, ça m’était physiquement insupportable, alors, comme une grosse baltringue, je suis rentré chez moi dix minutes plus tard et je l’ai ajoutée sur Facebook. J’ai à peine dormi, me réveillant plusieurs fois pour voir si elle m’avait ajoutée. Rien. Le lendemain, 8h rien. 12h rien. 14h. 16h. J’ai commencé à me dire que j’avais été stupide, que jamais elle n’accepterait un inconnu, mais à 20 heures elle m’a ajouté.
– Hola
– Hola
– Tu te souviens de moi?
– Euh. Je sais pas.
Et là, j’ai dit peut être l’une des phrases les plus stupides, les plus romantiques, les plus bizarres de ma vie amoureuse :
“On s’est regardés cinq secondes hier, dans un bar”
Mais apparemment, cette phrase tellement bizarre a eu de la résonnance.
“Oui je me souviens.”
Nous avons un peu parlé ce soir là, et encore un peu plus tard d’autres fois, et parfois c’est même elle qui venait engager la conversation. Je n’arrivais pas à croire que je lui plaisais. Je m’étais fixé dans de tels scénarios de rejet que cette réalité, qui était évidente depuis le début ( nous avions déjà manifesté un intérêt mutuel dans un bar, pourquoi cela aurait il changé?) me paraissait incompréhensible.
Nous nous sommes finalement rencontrés, tous les deux en stress. Après avoir passé un mois à enchainer les filles sans aucune peur ni sentiment, je me retrouvais devant elle, et elle me faisait perdre tous mes moyens. Nous avons eu le premier baiser le plus maladroit de l’histoire des premiers baisers (je vous raconterai un jour) mais le deuxième baiser était déjà plus agréable, le troisième encore mieux, et à partir du dixième, quand les peurs de l’échec, de l’abandon, et du rejet ont disparu, l’évidence était là : nous nous plaisions énormément. Nous avons pu vivre ce qui restera probablement la plus belle, la plus passionnée et la plus tumultueuse histoire d’amour de ma vie.
Et aujourd’hui elle est ma femme.
Ah non, désolé, elle n’est pas ma femme. J’ai du la quitter, elle aussi, comme toutes les autres. Mais là nous abordons une autre peur en moi, et là aussi, je vous raconterai un jour…
Tout ça pour vous dire qu’il faut avoir le courage d’affronter ses peurs. Oui, la peur est parfois saine car elle nous protège du danger. Comme l’on disait au début, seuls les fous n’ont peur de rien. La peur est humaine, elle est salvatrice, mais elle nous empêche parfois de nous remettre en question, de nous améliorer, et par là même de vivre des plus grandes récompenses, de plus beaux moments.
Evidemment, affronter ses peurs ne veut pas dire le faire les yeux fermés, en sautant dedans comme un forcené. Faîtes le par étape, en accumulant petit à petit les succès, la confiance, les connaissances. Si vous voulez entreprendre un tour du monde, mais que vous n’avez jamais voyagé, ne vous lancez pas ainsi dans l’inconnu pour la première fois. Faites le petit à petit. Pourquoi ne pas commencer par un petit voyage en solitaire en Europe du Sud? Si les filles vous font peur, pourquoi n’allez vous pas avec des potes plus à l’aise que vous dans un bar et regarder ce qu’ils font? Si conduire vous fait peur, pourquoi ne pas s’entrainer sur un parking vide? Si affronter votre patron vous fait peur, pourquoi ne pas s’entrainer à la maison en se faisant des scénarios de théâtre avec votre partenaire, ou vos amis?
Histoire de se faire la main?
Ca peut être cool non? 🙂
Bonne journée bien courageuse à vous.