article précédent : 34. Un bon gars
Trois jours après la mort d’Andy, j’entre en Colombie. Juste après la frontière, je fonce sur les magnifiques routes en lacets qui serpentent à travers les montagnes du Sud du pays. La nuit commence à tomber lorsque j’arrive à Catambuco, un village tranquille à quelques minutes de Pasto, ma première étape. J’appelle Guicel, ma nouvelle couchsurfeuse, une étudiante en sociologie, qui vient me chercher sur la place de l’église. Nous faisons connaissance, puis elle m’emmène chez elle, à quelques cuadras, et je me réchauffe du froid de sept heures de moto avec la délicieuse soupe préparée par sa grand-mère. Le matin même j’étais à Quito dans le luxueux appartement de John, un directeur artistique pour la télévision équatorienne. Ce soir, je me retrouve dans une maison villageoise d’une région rurale du Sud de la Colombie. La beauté du voyage réside dans ces étonnants contrastes.
Je ne reste pourtant que deux nuits chez eux. Je suis pressé de voir cette Colombie festive dont on me parle depuis plusieurs mois, et Pasto, perchée dans les Andes à ses 2500 mètres d’altitude semble un peu trop froide pour me l’offrir. Vendredi matin, je décide de partir pour une grosse étape de 385 kilomètres. Le jeu en vaut la chandelle. Ma destination, Cali, est la plus grande ville du Sud du pays et également la capitale mondiale de la salsa. Je sais que vais y trouver ce que je cherche un vendredi soir… Je pars vers neuf heures, le repas du midi déjà dans le ventre, le sac sur le dos, la caméra sur le casque. Malgré la beauté des paysages, les premiers kilomètres sont interminables. Les virages incessants empêchent de réellement pousser la moto, et surtout, la route est traître, et recèle de mauvaises surprises. Plusieurs fois je suis à deux doigts de me faire surprendre, roulant rapidement sans trop faire attention sur un bitume bien lisse, et arrivant soudainement à fond sur un tronçon de bosses et de graviers qui n’était pas annoncé, ou manquant de passer par-dessus la moto à cause d’un énorme trou en plein milieu de la voie.
Certains n’ont pas eu ma chance : en début d’après-midi, à l’entrée d’un village, un corps est étendu sur la route, une boule ronde à une dizaine de mètres de lui. En m’approchant je constate que c’est son casque qui a été éjecté. Il y a une longue trainée de sang sur la route, le mec ne bouge plus. Aussi étonnant que ça puisse paraître, c’est la première fois que je vois un mort sur la route. Je continue beaucoup plus prudemment.
Il me faut bien cinq heures pour parcourir la première moitié du trajet en montagne. Je n’en mets que deux pour terminer la seconde. A partir de Popayan à mi-chemin, les Andes se divisent, d’un côté la Cordillère occidentale, de l’autre la Cordillère Centrale. Au milieu, la vallée du fleuve Cauca, une immense plaine fertile coupée par une route toute droite qui descend vers Cali. Pour la première fois depuis plus d’un mois et mon arrivée en Equateur, je quitte les sommets, et par la même mon manteau et mon pull. Mais j’ai beau être en tshirt, je souffre. Non seulement le soleil est implacable, mais l’arrivée en ville est des plus stressantes. Je n’avais pas vu un traffic aussi insensé depuis longtemps. Une multitude de taxis et de bus roulant sans règle, à toute allure, et des motos, partout. Je n’ai probablement jamais vu autant de motos de ma vie. A chaque feu, elles se glissent entre les voitures pour se placer devant, s’accumulent par dizaines en faisant piaffer leur moteur d’impatience, et quand il passe au vert, c’est le début d’un incroyable rally en ville où le plus audacieux, ou le plus fou, gagne le droit d’arriver en premier à destination. La plupart des conducteurs sont en tongs et bermudas, certains sans casque, à deux ou trois, parfois une famille entière avec les deux enfants au milieu. Ça se dépasse, ça se chambre, ça se faufile entre les bus…
Il me faut une heure au milieu de ce bordel pour parcourir le périphérique du Sud au Nord, et trouver le supermarché où Yury, ma couchsurfeuse m’a donné rendez-vous. Epuisé et crasseux de la pollution de la ville, je me pose sur un banc devant le parking où sont garées plusieurs centaines (vraiment !) de motos, et observe la vie suivre son cours. Je suis arrivé dans une nouvelle Amérique du Sud. Physiquement, les habitants de Cali, ou caleños, sont assez différents des latinos que j’ai fréquentés jusqu’à maintenant. J’étais habitué aux métis, ou trigueños, couleur de blé (trigo), indigenos ou tout simplement aux blancs, descendants d’espagnols, et je suis désormais dans des terres beaucoup plus africanisées, ou la plupart sont morenos ( brun foncé ) ou negros. Les corps changent. Les hommes sont beaucoup plus grands, les femmes plus voluptueuses. Elles marchent lentement, en ondulant leurs grosses fesses comprimées dans des jeans moulant, laissent voir toujours un peu plus de nombril, ou de poitrine. Elles ont ce petit air coquin de celles qui savent l’effet qu’elles font sur leur passage. En réalité, les hommes d’ici ne se privent jamais de leur faire savoir.
La photo de Yury n’étant pas très claire, je les dévisage toutes, lâche quelques sourires incertains quand je pense la reconnaitre, en obtiens quelques-uns étonnés en retour, et déclenche quelques situations comiques où aucun des deux ne sait exactement s’il est entrain de draguer l’autre. Voilà qui promet pour ce soir.
Au bout d’une heure d’attente, plutôt standard dans ces contrées chaudes, Yuri revient du travail, et découvre un Français qu’elle n’imaginait pas si sale et fatigué après ses huit heures de moto. Nous rentrons chez elle dans un quartier modeste du Nord de la ville. Je découvre des bâtiments bas et identiques le long d’une rue principale, des petites ruelles piétonnes qui mènent à des cours intérieures herbeuses où jouent les enfants.
Tous les magasins sont engrillagés, il faut commander depuis l’extérieur pour être servi. Chaque devanture d’immeuble est prolongée par une petite terrasse, elle aussi refermée d’une clôture. Cali a la réputation d’être une ville plutôt dangereuse, et cette adaptation inhabituelle de l’architecture semble le confirmer. Pourtant, à mon arrivée au coucher du soleil, la plupart des habitants sont dehors, sur cette terrasse refermée plutôt que dans leur salon. Les coiffeurs coupent les cheveux devant tout le monde, les familles sont assises sur des chaises et discutent entre voisins d’un bout à l’autre de la rue. Le tout est accompagné d’un fond sonore de salsa. J’aime cette ambiance.
Nous entrons chez elle et je rencontre ses sympathiques parents. Après les présentations et un pantagruélique repas de riz, pomme de terre, patacon (sorte de banane cuisinée), haricot et viande, offert en guise de bienvenue, je fais ma sieste dans la chambre de Yury qui dormira dans celle de ses parents le temps de ma venue. A mon réveil, nous partons à l’assaut de la nuit.
J’en ai vu des fêtes en Amérique du Sud. Rio, Asuncion, Santa Cruz de la Sierra, Lima pour ne citer que les plus mémorables… J’en ai vu des fêtes. Quasiment partout. Mais je crois que je n’avais jamais rien vu de semblable à l’ambiance qui régnait dans les rues de Cali en ce vendredi soir.
Il est 23 heures et il fait toujours une chaleur d’enfer quand nous débarquons sur la carrera 10, l’une des artères principales du centre-ville. Autour de nous, ce qui frappe avant tout, c’est le vacarme ambiant. Une énorme cacophonie de taxis klaxonnant, de motos fonçant plein gaz, de bus qui semblent ne plus avoir de freins, le tout mélangé avec la salsa s’échappant à pleines enceintes à chaque coin de rue, et des divers cris de la population qui les animent. Nous marchons le long des façades tagguées, entre les stands de hamburguesas grésillantes, les immeubles aux fenêtres condamnées et les innombrables bars et autres tiendas. La foule est bigarrée. Des indigentes camés et titubant, complètement dans leur monde, aux jeunes fêtards à la recherche d’un endroit où étancher leur soif. Yury, jeune et jolie au milieu de cette faune semble parfaitement à l’aise. Sur son passage, un mec louche adossé à un mur lâche un « heee indiesota, que rica ! » ( l’équivalent local du « hee mademoiselle , t’es bonne ! »)
– t’es sûre qu’on peut marcher ici ?
– Oui t’inquiète, tant que tu n’attires pas l’attention ( « dar papaya » littéralement donner des papayes ! ) il ne t’arrivera rien. J’ai l’habitude, je viens souvent ici »
Un peu plus loin aux abords d’un parc, ce sont cinq jeunes à moto qui débarquent dans un boucan d’enfer. Nos kékés latinos profitent des derniers instants avant le couvre-feu qui interdit à toute moto de circuler en ville après minuit, mesure presque unique en Amérique du Sud en réaction aux innombrables chorros ( vols ), spécialité locale. Ils tapent leur wheeling, s’encouragent à grand coup de « popopo » et quand tout le parc a bien noté leur présence, ils se garent pour aller draguer dans les bars du coin. Ils ne sont pas les seuls à vouloir se faire remarquer. De temps en temps, nous croisons une magnifique voiture de luxe, vitres teintées, reggaeton à fond. Quand l’une d’elles s’arrête, les portes s’ouvrent et laissent sortir deux ou trois bombes en minijupe et talons hauts, suivies par un jeune bling bling tout droit sorti d’un clip de la West Coast, les muscles tatoués, le regard dur et condescendant. Ils se pointent devant une boîte où sans un mot, le videur les laisse couper la file. Il ne manque que le flingue et la coke pour compléter le cliché. Ils ne sont probablement pas loin.
C’est chaud. A tous les sens du terme. Même si la ville n’est plus le terrible no man’s land à la criminalité galopante qu’elle fut dans les années 80, il flotte encore dans les rues cette odeur de danger.
Mais c’est exactement ça qui est séduisant. Cali est encore indomptée. Rugueuse. Elle n’a pas subi les liftings qu’ont vécu toutes les grandes villes touristiques d’Amérique du Sud ( Rio, Cusco, Cartagena…) où les centres ont été rasés ou vidés de leurs habitants pour y permettre l’arrivée de la bourgeoisie et des touristes. Ces liftings qui ont apporté la sécurité tant désirée par leurs nouveaux riches occupants, mais qui en même temps leur ont fait perdre une partie de leur âme.
Cali est un diamant encore brut. Elle est belle parce qu’elle a gardé son côté sauvage. On s’y promène comme dans une jungle, à la fois fasciné par l’incroyable puissance de la vie qui s’en dégage, et le coeur serré en pensant aux dangers qui guettent dans le noir. Ca se chauffe, ça se montre, ça impressionne. Toute la ville a la fièvre en ce vendredi soir, et ses rues sont si brulantes qu’on les sent palpiter.
Nous débarquons dans un bar. Il est tôt, à peine minuit, mais l’endroit est déjà si plein que même le trottoir est rempli. L’ambiance à l’intérieur est électrique.
Cali ! Tierra de lindas y hermosas mujeres !
La salsa caleña a ceci de particulier qu’elle est plus rapide que dans tout le reste de l’Amérique du Sud. Plus sportive donc. Sur la piste, qui occupe la quasi-totalité du bar, j’ai l’impression d’être dans un concours. Tous dansent incroyablement bien. C’est à celui qui tournera le plus vite, qui fera les passes les plus folles, qui accrochera le mieux les notes.
Las caleñas son como las flores
que vestidas van de mil colores
Ici, la danse est une fin en soi. Un art. Rien à voir avec nos discothèques européennes à la musique vulgaire et individualiste, prétexte au sexe ou à l’oubli. Au contraire même, la salsa est une musique qui se veut consciente. La plupart des textes sont sérieux, abordant la mort, les injustices sociales, les drames de la vie. Ca ressemble à du Brel ou du Brassens, mais avec la mélodie festive. On danse le sourire aux lèvres sur ces textes tristes comme pour faire un pied de nez à la dureté de la vie.
Ellas nunca entragan sus amores
Si no están correspondidas
La chorégraphie est subtile, normée, chacun a son rôle. La base est un enchainement de huit temps : Un, le pied gauche part vers l’arrière, deux le droit le suit, hésite, renonce, trois le pied gauche revient au centre, quatre temps mort, cinq, six, sept, même mouvement, mais en inversant les pieds, huit, temps mort. Et ainsi de suite. C’est cette base qu’on m’a enseignée à Lima quelques semaines plus tôt. Cette base qui devient complètement invisible lorsque les danseurs ont un peu d’expérience. Car tout l’art du salsero, c’est de rendre saborosa (savoureuse) cette structure. D’introduire de la folie, du gras, du jeu, dans cette rigidité.
Caminando van por las aceras
montoniando llevan su cintura
ellas mueven las caderas
como los cañaverales.
C’est à l’homme de mener ( « mandar », envoyer ). Au début il se tient droit, la tête haute, élégant, presque en retrait, il ne touche pas encore sa partenaire. La musique commence tranquillement. Elle le jauge, décide s’il mérite de lui prendre les mains. Souvent il le mérite, et ainsi commencent les premières passes. Les premières questions. Il l’envoie au loin, elle se laisse faire, propose de revenir, il la ramène. S’il la touche correctement, elle décide de jouer avec lui. Elle sourit avec un air à la fois conquérant et frondeur. On voit dans ses yeux son orgueil de latine. Elle ne sera pas qu’une poupée qui se laisse mener en bateau. Au bout d’un moment, elle lui montre ce qu’elle sait faire. Elle se met à onduler du bassin. Elle tourne plus vite, parfois se met à le mener lui aussi. Ils sont en train de se jauger l’un l’autre. On ne sait pas encore qui va gagner. Probablement les deux.
las caleñas son como las flores
las sencillas son como violetas
las bonitas son como gardenias
las hermosas son como las rosas
las negritas son una ricura
las gorditas son sabrosura
las flaquitas son, doy cintura
Petit à petit, par une mystérieuse entente sans mots, ils s’accordent, se rapprochent, se collent l’un à l’autre et bientôt, ce n’est plus l’œil ou la main qui donne le mouvement, mais les hanches. Les hanches qui se touchent, se frottent, s’entrainent, vont et viennent comme l’amour. Dans une totale improvisation, ils se sont parfaitement synchronisés. C’est là que la salsa devient magnifique. Quand elle se fait incroyablement sensuelle. Quand les corps brûlent et que les murs transpirent. Ils ne sont plus qu’un. Ils sont seuls au monde. Il n’y a qu’eux et la musique. Cette chimie parfaite n’existe nulle part ailleurs. Sauf dans le sexe.
Cali es Cali, lo demas es loma
marcando el paso…
Con las mujeres de Cali me voy a gozar…
Yo me voy a gozar, me voy a bailar
Le spectacle est sublime. Je suis au comptoir, fasciné. Les femmes sont celles qu’on m’avait annoncées : les plus belles d’Amérique. Noires ou morenas pour la plupart. Des torches de volupté au corps parfait, puissant, ferme, sculpté par des années de danse. Une énergie incroyable. Et ces sourires ! Elles dansent, elles sont heureuses, elles sont là, dans l’instant présent, tellement vivantes et belles. Je tombe amoureux dix fois dans la soirée. Mais devant tant de maestria, et la concurrence des beaux gosses à côté qui savent vraiment ce qu’ils font, je me sens complètement incapable de me lancer. J’aurais l’air ridicule. Je reste donc planté là, n’osant même pas inviter Yury qui s’impatiente à mes côtés. Un autre s’en charge. Il a la soixantaine, pantalon blanc limite patte d’éléphant, chemise rose pastel, petites lunettes rondes et cheveux plaqués en arrière. Il lui tend la main tout en me dirigeant un énorme sourire où il manque quelques dents.
– Puedo ?
-Claro que si !
Je ne peux m’empêcher de lâcher un rictus ironique en voyant le petit vieux clopiner vers le centre de la piste avec ma cavalière en main. Ils se placent tous les deux face à face, le mec se redresse, et… Oh le batard lui aussi il danse trop bien ! Quand Yury revient cinq minutes plus tard transpirante et le sourire aux lèvres, je lui fais promettre de refaire mon éducation. Mais le lendemain, dans un endroit moins exposé…
Au réveil, toute la ville est jaune. Ce matin, la Colombie joue son premier match de Coupe du Monde contre la Grèce, et absolument tous les habitants ont enfilé le maillot de la Seleccion. Derrière les drapeaux arborés fièrement sur toutes les façades et les vuvuzela assourdissants, on sent la tension qui monte. La Colombie n’a pas participé à la compétition depuis seize ans, et le football est ici une religion. Peu avant le début de la compétition, le pays a perdu son prophète : Falcao, le buteur de Manchester United. Quand avec Yury nous rejoignons Le Chat Bleu, le petit bar que tient son père dans la rue où ils habitent, son nom tourne sur toutes les lèvres. Le pays amputé va-t-il réussir à se relever? Personne ne le sait jusqu’à la fin de la première mi-temps. 2-0. El triunfo est en marche.
Le match n’est pas encore fini que quelques vieux dansent déjà la salsa. J’en profite pour prendre mes cours avec Yury. On nous regarde avec un sourire en coin. On taquine ma cavalière, et on procède aux échanges de partenaires. Elle se retrouve avec un vieux beau, moi je danse avec son épouse. Le tout se fait avec naturel et sans aucun complexe. Peu importe l’âge, les barrières culturelles ou ethniques, la salsa réunit tout le monde. Le soir nous sommes déjà invités à deux fêtes dans le quartier.
A la fin du match, 3-0, la ville s’enflamme. Comme hier soir, mais de jour. Tout le monde sort dans la rue, siffle, crie, danse, rit. D’immense caravanes de motos paradent le long du périphérique en klaxonnant. Les gens jouent dans la rue, se balancent de la mousse ou de la farine. Je n’avais pas vu ça depuis la demi-finale de France 98… Sauf que là il ne s’agit que des phases de poule ! La fête continue partout jusqu’au soir, la salsa résonnant littéralement dans toute la ville. Nous nous rendons à notre invitation. C’est l’anniversaire d’un des buveurs de bière de ce midi. Il a la quarantaine bien tassée, comme la plupart des convives présents. En France, ce serait probablement un repas tranquille, mais ici, c’est encore la danse et le rhum qui coulent à flot. On nous accueille à bras ouverts. L’ambiance est insouciante. Le triomphe du midi a rendu le pays euphorique. Le churrasco (la viande grillée) est délicieux. J’adore cette ville.
Dimanche, Cali se réveille avec la gueule de bois. La fête a continué jusque tard dans la nuit, et les rues sont beaucoup plus tranquilles que d’habitude. J’en profite pour me balader avec Yury, aller au ciné, parchear ( passer le temps agréablement ). Vers 18 heures, au milieu d’un centre commercial où tout le monde profite tranquillement de la fin du weekend, j’apprends que Santos, le président en titre, vient d’être réélu dans l’indifférence la plus totale. Pas un seul klaxon ne vient souligner l’élection. Je ne peux m’empêcher d’être surpris par le contraste avec la folie du match d’hier et cet étonnant sens des priorités.
En rentrant à la maison je commence à préparer mon sac. J’ai reçu via Facebook l’invitation de Max, un joueur de poker Français vivant ici et je vais m’installer chez lui. Alors que je range mes affaires, la mère de Yury s’approche pour taper un brin de causette. Elle me parle de sa fille qui va bientôt partir pour un an en France pour être jeune fille au pair, de ses inquiétudes, et alors que je la rassure, la conversation dérive sur le Cali de sa jeunesse, celui des années 80, à l’époque où la ville était minée par la délinquance, les guerres de narcos, et où la région, la vallée du Cauca, était le théâtre des massacres des Farcs et des paramilitaires. Elle me parle de son père, ascensoriste, au mauvais endroit au mauvais moment, victime d’une balle perdue dans son hôtel lors d’un règlement de compte. Elle me parle de son frère, assassiné en pleine vingtaine par l’une des ses connaissances, dans la rue, pour un banal vol. Elle me parle des chorros à moto. Des fusillades. De la mort au quotidien. Ici, tout le monde a connu la disparition d’un proche. La plupart ont déjà senti un pistolet sur leur tempe, ou un couteau sous leur gorge. La mère de Yury n’a connu de toute sa vie que cette absurde violence. Cette horrible réalité qui bien que s’étant largement atténuée ces dernières années, reste encore fraiche dans les esprits, et malheureusement encore d’actualité, de temps en temps.
En l’écoutant, je commence enfin à comprendre pourquoi durant tout le weekend, Cali m’a semblé si différente de tout ce que j’avais vu avant. Pourquoi cette indifférence totale face à l’action politique, qui de mémoire d’homme a toujours été source de violence et de malheurs.
Et probablement aussi le secret de cette incroyable vitalité des caleños. Car quand on a côtoyé la mort de si près, on apprend à apprécier la vie. On apprend à la croquer à pleine dent parce qu’on sait qu’elle est courte, et que tout pourrait se terminer demain, au coin d’une rue sordide, sans même qu’on s’en rende compte.
Et l’on danse à la moindre occasion, comme pour narguer la mort. Pour lui montrer qu’elle ne nous empêchera pas de profiter de chaque instant. On danse des heures durant, et plus vite que nulle part ailleurs. A s’en épuiser, à en perdre la tête. Pour oublier que la vie est cruelle.
Parce qu’il faut se dépêcher de vivre, avant de mourir.
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article suivant : Une belle histoire
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Magnifiquement décrit, ça donne envie de danser !!
même moi avec mes deux pieds gauche j’ai été pris dedans 🙂
Excellent article, l’un de mes préférés. Bonne continuation au Costa Rica !
Un régal, comme d’habitude! Un plaisir de te lire, de dévorer tes mots, de sentir à chaque paragraphe souffler le vent léger de nos vingt ans, de rêver simplement, d’avoir envie de rendre universel et éternel le sel de la vie… Continue d’écrire car c’est un immense plaisir de te lire, dont je ne me lasse pas.
wow Maxime Carliez tu devrais écrire un blog toi aussi c est beau!
Encore un récit que tu as sublimé, tu as une façon de raconter les histoires à m’en perdre haleine. C’est toujours un plaisir de voir le regard sur une culture différentes, puis tu as une approche complètement personnel de la raconter – et c’est ça qui est plaisant.
merci Océane j espère que les prochains articles te plairont autant
Superbe article, comme d’habitude. Et de mieux en mieux !
Tu manies la plume avec un beau mélange de légèreté et de délicatesse. Vraiment agréable de te lire 🙂 Chapeau bas.
Bravo je te lis depuis tes débuts (aussi sur CP) et c’est le meilleur de tes articles selon moi, un mélange de fougue, de retenue, de rêve et d’envie de nous faire découvrir une part de ton voyage.
Content que ça t’aies plus tellement ! Cali est vraiment magique et inspirante
super bien écrit comme d’hab (mais j’ai un peu de retard …)
il n’est jamais trop tard !