Le lendemain de la faillite qui n’avait pas eu lieu, la Terre a décidé de continuer de tourner.
Je me suis réveillé dans la chambre d’ami de Sebastian. Tôt, mais incapable de me lever. Les yeux ouverts dans le noir, repensant à la soirée horrible de la veille. Ressassant mes erreurs. Maudissant ma faiblesse. Mon tilt. Angoissant sur l’avenir. Sur la honte que j’allais ressentir en annonçant ma situation à mon hôte, à mes proches, à mes lecteurs, à mon futur sponsor. Sur le cauchemar d’un possible retour en France, alors que quelques mois plus tôt je m’étais convaincu que ce voyage serait désormais ma vie…
Quand vers midi j’ai entendu mon couchsurfeur s’agiter dans le salon, il devenait trop mal élevé de rester enfermé. Alors j’ai décidé de me lever, et de faire comme si de rien n’était. Ce qui s’était passé à Pereira resterait à Pereira…
– Hey parce ( parcero, pote) bien?
– Ouais ça va. Et vous ? ( le vouvoiement entre amis est courant en Colombie, j’ai mis du temps à m’y faire)
– Super. Et votre tournoi hier?
– Mas o menos…
– Ah merde… Vous avez perdu beaucoup?
– Non, un peu. Ca arrive. Rien d’incroyable.
Il ne m’a pas cru. Je l’ai vu dans son regard. Etait-ce mon attitude fuyante ? Ma voix incertaine? Il n’avait pas besoin d’être joueur de poker pour me lire au delà des mots. Je devais sentir la défaite à des kilomètres. Il n’a pas insisté. Il a fait ce que font les amis : être là.
– Il fait beau aujourd’hui vous avez vu? Ca vous dit une petite rando? J’ai des amis qui vivent dans un chalet un peu en altitude, ça fait longtemps que je suis pas passé les voir.
-Hmmm… Pourquoi pas allez.
– Et puis j’avais prévu de voir une copine ce soir, si vous voulez je peux lui dire de venir accompagnée.
– Haha, merci parce.
– Vous savez comment on appelle les habitantes de Pereira?
– Les Pereiranas non?
– Officiellement oui… Mais tout le monde les appelle les PerReiranas (il roule le R)
– Ah bon pourquoi?
– Ca vient de perro ( chien ). Les filles d’ici sont réputées dans toute la Colombie parce que …
– Okaaaaaay… Hahaha. C’est bon j’ai compris. Merci pour cette minute culturelle.
C’est dans ces moments là qu’on est content de ne pas être seul à affronter les moments difficiles d’un voyage. Sebastian était l’hôte parfait pour me remettre sur les rails. Un mec étonnant dont je n’avais pas encore réalisé l’originalité, trop occupé à me concentrer sur mon poker. Prof trentenaire, passionné d’ethnologie, il avait vécu plusieurs années dans des communautés indigènes de la jungle de l’Ouest du pays. Communautés extrêmement peu fréquentées car situées sur les territoires très contrôlés des Farcs, la guérilla marxiste qui était en conflit avec le gouvernement depuis des décennies. Il avait réussi, à force de courage et de volonté à se faire accepter, et à vivre dans ces zones complètement inaccessibles au Colombien moyen. Cela lui avait donné l’occasion de vivre des expériences rares, et d’avoir une flopée d’histoires passionnantes à raconter. J’aimais ce mélange improbable entre la culture de l’universitaire diplômé, et la sympathie virile du mec qui avait vécu à la dure. C’était un intello aventurier, qui pouvait me parler avec passion de l’histoire politique de son pays, et enchainer sur un match de foot et une tournée des bars.
Nous sommes partis marcher dans la forêt jusqu’à ce fameux chalet où son ami nous a offert la panela, une spécialité à base de jus de canne à sucre durci, avons admiré les cascades, respiré l’air pur de la montagne et j’ai oublié peu à peu mes misères. J’allais rebondir. Comme toujours.
Je l’ai quitté au bout de quelques jours, requinqué. Comme nettoyé. En roulant une dernière fois devant les collines verdoyantes plantées de café, les belles demeures coloniales en bois, ces paysages verdoyants et doux, arrosés de soleil, j’ai eu l’impression d’être parti trop tôt. J’aurais du rester un mois dans le coin. Me remplir d’air pur et de bonnes énergies. Mais quelque chose m’entrainait à continuer ma route. Quelque chose qui agissait sur moi comme un aimant depuis des mois. Quelque chose qui alimentait tous mes fantasmes, au sens propre comme au figuré. Ce quelque chose, c’était ma prochaine étape : Medellin.
On m’avait raconté tellement d’histoires sur la seconde ville du pays. Je me souviens qu’avant mon arrivée en Colombie, mes parents, probablement terrifiés par ce qui s’écrivait un peu partout sur le net, m’avaient supplié de ne pas y aller. Nous avions eu dix fois la même discussion avant l’Egypte, le Brésil, la Bolivie, mais cette fois-ci, “c’était différent”. Ils m’avaient envoyé le lien du Ministère des Affaires étrangères, où l’on voyait une carte du pays légendée : en vert, les zones sûres ; jaune : vigilance renforcée ; orange déconseillé sauf raison impérative ; rouge : formellement déconseillé. A l’époque presque toute la Colombie était en jaune/orange, sauf quelques zones rouges. Medellin était en plein dedans. Guerre de cartels pour le contrôle de la drogue et de la prostitution, agressions, secuestros (kidnapping avec demande de rançon), violence. A lire ces pages, il semblait que mon espérance de vie à mon entrée en ville ne dépasserait pas quelques minutes. Et probablement moins si je m’approchais de tables de poker…
Pourtant, au cours de mes voyages, j’avais traversé tellement de zones soit-disant rouges où j’avais vécu des expériences incroyables, que j’avais appris à relativiser un peu les avertissements lancés à tort et à travers. La plupart des gens qui avertissent n’ont jamais été sur les lieux qu’ils craignent. Quant au Ministère des Affaires Etrangères, il a toujours tendance à se montrer alarmiste pour s’éviter des problèmes, et décharger sa responsabilité le cas échéant. Evidemment, mieux valait dire “ Nous vous avions prévenu ! ” que “ Nous ne voulions pas en faire trop.”. Comme partout, il s’agissait de faire preuve de bon sens, de ne pas attirer l’attention outre mesure, se renseigner auprès des locaux sur les lieux à éviter, trouver d’autres sources d’informations.
Si la deuxième ville de Colombie avait effectivement été vingt ans plus tôt la capitale de Pablo Escobar, et la ville avec le taux de mort violente le plus élevé au monde, les choses semblaient désormais avoir bien changé. Depuis quelques années, les journaux ne faisaient que parler du fameux “Miracle de Medellin”. Comment, par une politique sociale unique dans le pays, l’on avait réussi à réduire le taux d’homicide de 95%, abaisser le seuil de pauvreté, amener l’éducation partout. Comment l’on était passé de cité du crime, à paradis pour investisseur étranger. Comme toujours, la vérité devait se situer quelque part entre les deux. Il me tardait de pouvoir l’observer de l’intérieur.
A la sortie de Pereira, les collines ont laissé de nouveau place à la Cordillère des Andes, la chaîne que je suivais depuis l’Argentine, et qui se terminerait bientôt ici, dans le Nord de la Colombie. J’ai roulé quelques heures, musique dans le casque, dans les agréables routes à lacet de la région d’Antioquia puis au détour d’un dernier col, j’ai vu au loin une immense vallée emplie par la ville. Au centre, une nuée d’édifices tous différents, allant des tours de logement en brique rouge aux gratte-ciels à l’architecture contemporaine, formant une skyline désordonnée. Sur les hauteurs, à l’est et à l’ouest, des étalements uniformes de petites maisons rouges. Probablement les comunas, les quartiers chauds.
A l’approche du périphérique, le trafic s’est densifié, mais pour la première fois, je ne me suis pas retrouvé dans ce chaos infernal commun à toutes les mégalopoles d’Amérique du Sud. Les mini-bus étaient devenus des bus, les voitures roulaient sans trop se presser. Il y avait toujours ces motos qui tel des moustiques, se faufilaient partout, changeant brusquement de trajectoire sans prévenir, mais même celles-ci étaient moins nombreuses.
J’ai longé pendant un temps le fleuve coupant la ville en deux, puis à l’approche du quartier du stade où je logeais, j’ai pris une mauvaise sortie et me suis retrouvé sans le vouloir du côté est, dans le centre-ville. Un quartier moderne aux immenses avenues bordées de gratte-ciels flambant neuf, de places ornées d’oeuvres d’art contemporain, le tout desservi par un métro, infrastructure unique en Colombie, faisant l’orgueil des hommes en costume et femmes en tailleur qui l’utilisaient tous les jours pour se rendre au travail.
J’avais ici un aperçu de ce que pouvait être ce fameux “Miracle de Medellin”, mais le voyageur en quête d’ “authentique” n’était pas très intéressé par cette modernité. J’ai rectifié mon itinéraire, ai traversé le périphérique vers l’ouest, et suis entré dans Laureles, le quartier du stade. Une autre ville, beaucoup plus colombienne. Ou du moins plus fidèle à l’image que je m’en faisais. Bâtiments plus bas, façades peintes de toutes les couleurs, tiendas (épicerie) à chaque coin de rue, terrasses où déjà quelques irréductibles sirotaient une petite bière en attendant le soir. Aucune tension dans les rues. Bonne nouvelle.
J’ai quitté les avenues les plus fréquentées, et me suis retrouvé dans un quartier résidentiel de petites maisons tranquilles, où j’ai retrouvé mon hôte. Elle est sortie pour me saluer, et je l’ai vue. Une trentenaire, au joli visage, sexy, décolleté plongeant. Une vraie petite bombe. Qui m’a très vite parlé de son copain dont elle était follement amoureuse… Ce n’était pas vraiment grave. Une de perdue, dix de retrouvées. C’était encore plus vrai ici. Car de cette Medellin aussi, on m’avait beaucoup parlé. Celle des légendaires paisas, le nom de ses habitantes. Ces femmes sublimes, sensuelles, libres et fières. Ces danseuses de salsa invétérées. Ces filles qui, pour leur quinzième anniversaire, l’âge symbolique de l’entrée dans le monde adulte dans les pays latins, étaient connues pour préférer se faire offrir une nouvelle poitrine en silicone plutôt qu’un voyage à Disneyland.
Dans le petit monde des voyageurs masculins, on parlait beaucoup plus des paisas que de leur ville. Depuis que j’étais en Argentine, tout le monde y allait de sa petite histoire. Et allez… Soyons honnêtes… Si Medellin agissait sur moi comme un aimant depuis des mois, si j’étais prêt à braver les sages conseils du Ministère, relativisant tous les avertissements, ce n’était pas vraiment pour mesurer la réalité des miracles économiques et culturels de la ville , mais plus ceux que ses habitantes pourraient exercer sur moi. Le courage tient parfois à peu de choses…
Je me suis installé dans ma nouvelle chambre, et (honte sur moi !) avant même de déballer mon sac j’ai lancé Tinder. Je n’en suis pas spécialement fier, mais je dois avouer qu’en voyant défiler les photos les unes après les autres, je me suis dit que la vie pourrait être belle ici, et qu’il ne me manquait qu’une seule chose pour qu’elle soit parfaite : une table de poker bien juteuse pour me remettre en selle. Une semaine après le brokage, j’étais prêt à rebondir.
Durant les derniers jours, j’avais réfléchi à la stratégie pour le faire. La signature du contrat avec Montagne Poker était imminente, nous étions entrain de négocier les derniers aspects légaux. J’estimais à un ou deux mois l’officialisation du partenariat. En attendant, je pourrais essayer de recommencer à monter une bankroll. Pour la première fois du voyage, j’avais décidé de toucher à mes économies hors poker, et me faire un virement de 2000 euros. C’était un test. Je jouerais prudemment, à des petites limites, et devrais normalement m’en sortir, regagner confiance en mon jeu. Et si ça ne marchait pas… Je préférais ne pas y penser.
J’ai facilement trouvé sur internet l’adresse du seul endroit qui proposait du poker en ville et m’y suis rendu à moto dès le lendemain. Casino Rio, sur l’énorme avenue Poblado, à l’entrée du centre-ville. Un gros bloc peint en vert, sans fenêtre, d’une grande laideur.
27 juin 2014, 16h. Exactement une semaine après ma partie désastreuse à Pereira, je retourne tenter ma chance. A l’intérieur, le casino n’est pas le tripot infâme rempli de narcos et de rateros (voyous) que j’aurais pu craindre. Au contraire, il est à l’image de ce que j’ai déjà vu mille fois ailleurs. Un lieu qui se veut luxueux. Les mêmes machines à sous. Les mêmes éclairages criards. La même moquette. Les serveuses en minijupes et les croupières sexys. Et la même table de poker, où il reste quelques places.
Je m’assois et salue mes adversaires. Bonne nouvelle, aucune tête bizarre. Pas de flingue sur la table. L’ambiance tranquille apaise les dernières craintes que j’avais en entrant ici. Et puis le grand nombre de touristes en tong qui rodent un peu partout le sourire au lèvre est plutôt bon signe. Je devrais survivre.
Sur les huit joueurs présents, la moitié sont colombiens, plutôt âgés. Une femme et un homme, la soixantaine passée, visage renfrogné, profil à priori prudent. Une cinquantenaire, blonde, braillarde, bijoux à la main. Elle parle fort, un peu vulgaire. C’est un profil inhabituel, au jeu peut-être fantasque, mais je décide d’attendre un peu avant de la catégoriser. Le dernier Colombien, quarantenaire beaugosse, cheveux longs tirés en arrière et attitude mesurée semble être un bon joueur. Le reste est étranger. Un grand Hollandais, un Etats-Unien cheveux longs, et un Israélien. Tous les trois sont jeunes, et semblent savoir à peu près ce qu’ils font.
Les blindes sont de 5000/5000, l’entrée à 40 blindes minimum, soit 200 000 pesos (2/2 et 80$). Une petite table. Voila qui est plutôt rassurant pour se remettre en confiance sans prendre trop de risque. Même si je décide de caver à 100 blindes (200$, à l’époque 150e) , je reste dans un bankroll management un peu limite, mais acceptable. Pourtant, avant de rentrer avec plus, je préfère tester le niveau de la table.
(le retour de la partie verte huhuhu ! Si vous n’aimez pas le poker, vous avez le droit de passer la partie technique. Si besoin, un lexique est disponible )
Je viens à peine de m’installer que le bon joueur aux cheveux longs relance à 25, se fait surrelancer à 80 par l’un des vieux. La braillarde paie hors de position. Quand la parole revient au relanceur initial, il réfléchit quelques instants et surrelance à tapis, 300 000. C’est immédiatement payé par les deux autres. Le pot fait plus d’un million de pesos, 200 blindes.
Comme c’est souvent le cas en Amérique, les mains restent cachées jusqu’à la fin.
Board : KJ69K.
Vue l’action préflop, je m’attends à une confrontation de premiums (excellentes mains)… Le bon joueur grimace, et montre AT. Ca ne gagne pas. Le vieux qui l’avait surrelancé table 46 de trèfle… C’est au tour de la braillarde. Tous les yeux se tournent vers elle. Elle rigole, et de sa voix rocailleuse de fumeuse crie un grand “vamooos”, qui ne fait sursauter que moi. Elle montre J2o et empoche le pot énorme en dissertant à qui veut bien l’écouter au sujet de son intuition qui ne la trahit jamais…
Cheveux longs lâche un soupir. Je suis atterré.
– First time here? (première fois ici?)
C’est le Hollandais qui m’a parlé.
– Euh, oui.
-Tu vas t’habituer…
-Ahaha… Ok. Oui je me demandais si c’était normal.
-Normal, je sais pas si c’est le mot… C’est un peu particulier ici, tu verras. Tu es en vacances?
-Si on veut. En vacances longues.
-C’est pas toi par hasard le Français qui voyage en jouant au poker ?
-Ah ben oui, comment tu sais?
-Tu as écrit un message sur couchsurfing à ma copine ( il insiste imperceptiblement sur ces derniers mots haha). J’ai vu la vidéo sur ton blog, c’est cool. En vérité, je t’avoue que je suis pas super content de te voir débarquer ici, on était plutôt tranquille entre nous, mais bon…
-Ahah t’inquiète pas, je vais pas m’éterniser.
-Par contre si tu pouvais éviter de trop parler de cette table sur ton blog… On est vraiment bien ici. Ca m’ennuierait qu’on voie débarquer des hordes de joueurs français.
– Ahaha, non voyons ! ( Si un jour vous allez à Medellin et que vous rencontrez mon ami hollandais, ne lui dîtes pas que vous venez de ma part, merci.)
Cette petite discussion confirme mes premières impressions, et atténue encore un peu ma nervosité. Alors que les minutes passent et que les Colombiens continuent à faire n’importe quoi et à recaver tranquillement, je me rends à l’évidence : voila probablement l’une des tables les plus faciles de toute l’Amérique. Et les réguliers étrangers ne s’y sont pas trompés. Alors que les Colombiens s’agitent, jouent beaucoup trop de mains, eux semblent tranquilles, à la pêche, attendant tranquillement une main avec laquelle ils savent qu’ils feront forcément des bénéfices. Ici, la stratégie serrée « ABC » fonctionne à merveille. Attendre du beau jeu, ne pas faire de fioritures… Je décide de me mettre à leur hauteur, à 500 000 pesos, soit 100 blindes, histoire de pouvoir profiter au maximum de leurs erreurs.
Elles ne manquent pas de venir. Petit à petit, en jouant de manière extrêmement classique, je monte mon tapis. Sans bluffer. Je n’en n’ai pas vraiment besoin, d’autant plus que le rush semble revenu.
Je double une première fois en touchant une couleur contre un nouveau venu qui ne semble pas décidé à lâcher son as. Prends encore un peu quand le soixantenaire se décide à bluffer dans un pot surrelancé où je touche top paire. Jusqu’à ce que ce soit au tour de Braillarde de me faire sa “livraison”.
Au bouton, après qu’elle ait décidé d’entrer à 5, j’ai le plaisir d’ouvrir AA et la relance à 25. Les blindes se couchent, et notre amie, ce n’est pas spécialement une surprise, décide de payer. J’ai la position sur elle, pas mal de reads (lectures), nous avons tous les deux environ un million, la vie est belle.
Le flop arrive, anodin : J82, sans tirage. ( pot 60)
Elle check, et même si elle a rarement quelque chose ici, je suis obligé de faire une petite mise, pour l’appâter, en espérant qu’elle ait touché : 30.
Elle ne réfléchit pas 2 secondes, et me relance 60.
Etonnant.
Contre certains profils, je serais plutôt inquiet, mais ici, vu ce qu’elle a montré avant, je me frotte les mains. Notre amie est du genre à miser fort quand elle est forte, et faible quand elle est faible. Ici, son “check/minraise” typique de nombreux joueur de live est probablement une mise qui veut “se situer”. Elle a un J, un 8, ou une paire intermédiaire comme 77, 99 ou TT. Il est extrêmement improbable qu’elle ait deux paires, brelan, ou un rare 9T, auquel cas elle aurait certainement choisi un autre “sizing”, c’est à dire une autre taille de mise.
Je suis à peu près certain d’être devant. La plupart du temps, je me contenterais de payer en position, surtout avec cette profondeur de tapis, pour aviser ensuite. Je ne suis généralement pas prêt à mettre 200 blindes avec une seule paire. Mais contre cet adversaire en particulier, ce serait une énorme erreur. Après l’avoir vu payer 70 blindes préflop avec J2, je ne peux pas me permettre de laisser passer ce spot. Il faut immédiatement faire grossir le pot au maximum : je relance 125.
Elle réfléchit quelques instants cette fois-ci, et décide de payer. Le plan se déroule à merveille, elle a probablement une paire, elle va checker à la turn, et je vais miser 250.
Turn 2 (pot 310 )
Je me réjouis de voir cette brique, mais la voila qui mise immédiatement 200. C’était imprévu. Un check de sa part aurait grandement facilité les choses, mais le fait qu’elle reprenne l’initiative malgré ma surrelance au flop me rend perplexe. Et puis, la taille de la mise, et sa rapidité me semblent étrange. Difficile de croire qu’elle ferait cela avec un J. Encore moins avec un huit. La mise, même si elle est relativement faible par rapport à la taille du pot, est plutôt élevée en valeur absolue, et c’est ce qui compte en live, contre ce type de joueur. Cela ressemble à de la value, mais quoi. Le 2 ne change absolument rien a priori, à part si elle a encore sorti son J2 favori. Un bluff? Notre amie a montré tellement de choses bizarres depuis le début. Je dois payer. Après une trentaine de secondes de réflexion, je pousse l’argent au milieu. Il nous reste tous les deux environ 700 000 de tapis.
river : 6 ( pot 710)
La revoilà qui mise 300 sans l’ombre d’un doute. Je ne comprends plus grand chose. Je ne comprends pas cette rapidité à miser. Comme si sa main ne méritait pas de réflexion. Comme si elle avait pris sa décision dès le flop. Je réfléchis, l’observe, et elle qui parle tout le temps d’habitude se tait, ce que j’ai du mal à interpréter.
Si je n’écoutais que ma lecture, je me coucherais. Tout semble démontrer de la force. Mais au poker, il existe un aspect financier qui oriente également nos décisions. Il ne suffit pas (et il est impossible) d’avoir raison tout le temps. Quand il y a déjà de l’argent dans le pot, il faut avoir raison “un certain pourcentage du temps” pour que notre action soit valable sur le long terme. Mathématiquement, vu l’argent déjà dans le pot, je calcule qu’il faut que j’aie raison 1 fois sur 4 pour que payer soit rentable sur le long terme. Vu le profil, vu ce que j’ai observé d’elle auparavant, il est évident qu’elle est “en carnaval”, c’est à dire qu’elle fait n’importe quoi, de manière suffisamment fréquente pour que je me décide à la suivre. Même si je suis un joueur plutôt intuitif, décidant parfois volontiers de prendre des décisions mathématiquement fausses juste sur la base de lectures, voici l’une de ces exceptions à mon habitude. Je paie, légèrement incertain.
Elle retourne un étonnant AJ, complètement surjoué. Que pensait-elle faire? Bluffer ? Raté, puisque je finis par payer avec la main juste au dessus de la sienne. Faire de la value? Raté, puisque je pense que j’aurais couché n’importe quelle main inférieure à AJ… Elle n’était pas en carnaval, mais son action n’en demeure pas moins bizarre, et sans grand sens… Mais attendre de certains joueurs d’avoir des raisonnements logiques peut être une grosse erreur. Voila exactement pourquoi il faut parfois savoir éteindre son cerveau et ne s’attacher qu’à l’aspect bêtement mathématique du jeu.
J’empoche le joli pot de 1 300 000 pesos. Et alors que la soirée continue, et que les jetons s’accumulent, avec une fluidité qui me rappelle les débuts de mon voyage, je reprends enfin des couleurs. Vers 22 heures, je me lève et vais changer mes jetons. 5 caves sans douleur. 2 500 000 pesos (1000 dollars). Ma plus belle victoire depuis Lima, quatre mois plus tôt ! J’avais presque oublié les émotions de la victoire. La confiance qui revient. Le sourire également. Le vent tourne, et il semblerait que je ne sois pas encore arrivé au point de devoir acheter mon billet de retour. En voyant la jolie petite liasse sur le comptoir de la caisse, je mesure enfin ce que pourrait être pour moi le “miracle de Medellin”…
Et déjà, sur le retour, l’idée de m’installer ici se forme. Cela fait tellement longtemps que je n’avais pas fait une vraie pause. Après les épuisantes aventures du Nord du Pérou, le désastre de l’Equateur et de Pereira, je me verrais bien m’arrêter de voyager pendant un temps. Je repense à Lima, où j’avais vécu la belle vie pendant cinq mois. J’avais de belles tables de poker, une copine et un endroit agréable pour vivre. Ici, toutes les conditions semblent réunies pour reproduire l’expérience.
Dès le lendemain, je téléphone à Nick, un anglais ayant laissé une annonce de colocation sur couchsurfing. Je visite l’appartement le jour même, et en voyant le balcon, où je m’imagine déjà écrivant mes prochains chapitres, je suis instantanément conquis. Je crois bien que je vais rester un moment en Colombie…
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La saison 2 c’est parti ! Si vous n’avez pas lu la 1, voici le lien pour vous mettre à jour… Ou bien le livre à acheter dans toutes les bonnes librairies ou sur Amazon :
Miracle voilà la saison 2 … et ça part très fort !!
Bravo pour la reprise de ton récit et pour ce bel article qui commence bien! Un autre regard sur la Colombie!
Du lourd comme d’hab. Continue a crush et fais nous réver.